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Un Russe européen à l’épreuve des Grandes réformes : la représentation nationale chez B. N. Tchitchérine

Sylvie MARTIN

Université de Lyon, ENS LSH, UMR 5206 Triangle, Institut européen Est-Ouest

Index matières

Mots-clés : Russie, Europe, libéralisme, représentation nationale, liberté

Plan de l'article

Texte intégral

Все стремление моих родителей состояло в том, чтобы дать нам европейское образование, которое они считали лучшим πукрашением всякого русского человека и самым надежным орудием для служения России.[1]

C’est ainsi que Boris Nikolaevitch Tchitchérine, né en 1828 et mort en 1904, définit dans ses Mémoires (Vospominaniâ) l’éducation qu’il a reçue. Originaire de Tambov, il entre à l’automne 1845 à l’université de Moscou afin de poursuivre des études de droit. Dans l’effervescence intellectuelle de la « Moscou des années 1840 », il suit les cours de Stépane Petrovitch Chevyrev, Konstantin Dmitrievitch Kavéline, et surtout de Timofeï Nikolaevitch Granovski, qui lui inspire tout à la fois une grande estime et une vive affection. Très marqué par ses années de formation sous le règne de Nicolas Ier, il étouffe dans le carcan qui contraint la Russie de 1848 à 1855. Granovski est toujours là, mais Alexandre Ivanovitch Herzen a quitté le pays, Vissarion Grigorievitch Biélinski est mort, Kavéline et Piotr Grigorievitch Redkine sont partis à Saint-Pétersbourg. Boris Nikolaevitch cherche dans la vie mondaine un dérivatif au sentiment de vide qui l’accable. Même s’il partage souvent, au grand dam de son père, ses soirées entre les bals et les tables de jeu, il fait des séjours réguliers dans le domaine familial de Karaoul où il s’adonne à l’étude. Le second semestre 1849 est consacré à l’histoire du droit, à la lecture de Platon et d’Aristote dans le texte et à l’étude de la philosophie de Hegel qui influence Tchitchérine jusqu’à la fin de sa vie. De mars 1852 à la fin de 1853, il rédige dans la propriété familiale sa première thèse (magisterskaâ dissertaciâ), consacrée aux « institutions locales de la Russie au xviie siècle » (Oblastnye učreždeniâ Rossi v XVII-m veke). À Moscou, puis à Saint-Pétersbourg, la censure universitaire refuse ce travail : l’administration de la Russie ancienne y serait présentée sous un jour défavorable[2]. C’est seulement en 1857 que Tchitchérine obtient le droit de soutenir cette thèse qu’il dédie à Granovski, mort entre-temps en octobre 1855.

Telle est à grands traits la jeunesse de ce « Russe européen », engagé dans la vie intellectuelle et politique de son siècle. À l’instar de bon nombre de ses compatriotes, Boris Tchitchérine salue l’arrivée au pouvoir d’Alexandre II comme un « tournant historique ». Il est l’un des principaux publicistes édités par Herzen dans les Voix de Russie (Golosa iz Rossii) en 1856-1857 ; il rédige notamment avec Kavéline la Lettre à l’éditeur (Pis’mo k izdatelû) signée « Un libéral russe » (Russkij liberal).

D’avril à juin 1861, Boris Nikolaevitch, qui se destine à une carrière universitaire et scientifique, effectue en Europe un voyage dans le but avoué de compléter sur le terrain une connaissance jusqu’alors purement livresque de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne. Dans son esprit, ce voyage est un prélude nécessaire à l’action concrète au service de la Russie :

Цель моей поездки состояла в том, чтобы поближе узнать Европу и вместе приготовиться к ученой деятельности. Я писал по книгам об Англии и Франции, но убедился, что судить вполне основательно можно, только побывавши в этих странах и изучивши их лично. В особенности экономический их быт известен мне был слишком поверхностно. Тут не трудно было впасть в крупные ошибки. Я хотел также прослушать курс государственного права в Германии. […] Перед моим отъездом попечитель Московского учебного округа, Евграф Петрович Ковалевский, предложил мне кафедру государственного права в Московском университете, на что я изъявил согласие, а так как вслед за тем он был назначен министром народного просвещения, то я считал кафедру за собой обеспеченною. При таких условиях отвлекаться от своего дела и погрузиться в громадную работу по освобождению крестьян было для меня невозможно. Когда образованы были Редакционные Комиссии, Милютин изъявил мне свое сожаление, что я не состою их членом; но я отвечал, что эту работу исполнят другие, даже гораздо более меня знакомые с практическим делом люди, а у меня есть свое специальное призвание, от которого я не могу уклониться.
Я уехал за границу в самую знаменательную для России пору, в минуту величайшего исторического перелома, когда готовилось преобразование, навсегда покончившее с старым порядком вещей и положившее основание новому. С тем вместе кончался чисто литературный период нашего общественного развития; наступала пора практической деятельности.[3]

Le retour en Russie est donc le temps de l’action. Sans être encore titulaire de la chaire de droit constitutionnel, Boris Tchitchérine remplit néanmoins la fonction de professeur. Son premier soin est d’ouvrir un cours sur les théories politiques qu’il conçoit comme une introduction au droit constitutionnel. À la fin de 1862, il est invité par Sergueï Grigorievitch Stroganov à donner des cours de droit constitutionnel au tsarévitch Nikolaï Alexandrovitch. L’année suivante, il accompagne l’héritier du trône en Europe. Au cours de ce voyage, Nikolaï Alexandrovitch est emporté par la maladie.

En 1866, Tchitchérine publie sous le titre La représentation nationale (O narodnom predstavitel’stve) l’équivalent de sa deuxième thèse, consacrée aux « institutions représentatives » (predstavitel’nye učreždeniâ). Travail universitaire et scientifique, cet ouvrage de 552 pages n’a pas le ton polémique des articles parus dix ans auparavant dans les Voix de Russie. Il ne relève plus de la « période du développement littéraire » de la société russe, mais constitue en lui-même une étape de l’action concrète que Tchitchérine appelait de ses vœux à la veille de son voyage en Europe. Très favorable aux « Grandes réformes », le juriste déchiffre l’abolition du servage, le statut des universités de juin 1863 et la mise en place, en janvier 1864, des « institutions d’administration locale » (gubernskie i uezdnye zemskie učreždeniâ) comme autant de signes favorables à l’évolution de la Russie vers l’instauration d’« institutions libres » (svobodnye učreždeniâ), c’est-à-dire vers un système représentatif. Avec la mort de Nikolaï Alexandrovitch, le libéral russe à l’éducation européenne a perdu tout espoir de voir régner sur la Russie un « souverain cultivé aux aspirations élevées »[4] : Konstantin Pobedonostsev a été chargé de l’éducation du futur Alexandre III. C’est par une autre voie que Tchitchérine cherche à contribuer à l’évolution de son pays vers les « institutions représentatives ». Le chapitre de La Représentation nationale consacré à l’opinion publique éclaire à cet égard le dessein du penseur politique :

[…] для представительных учреждений весьма важно развитие в обществе политической литературы. Она одна может дать прочные основы политическому образованию народа […]. Иностранные книги не в состоянии удовлетворить этому требованию; они служат важным пособием отечественным произведениям, но не могут их заменить. Последние одни проникают в недра общества, одни являются выражением мысли самобытной, способной перейти в общее сознание […]. Поэтому, общественное мнение может выработаться только там, где существует большая или меньшая свобода печати. Пока этого нет, политическое образование народа остается весьма скудным.[5]

Il faut avoir ces lignes à l’esprit pour évaluer la portée de l’ouvrage de Tchitchérine dans l’esprit de son auteur, dont la vie publique se caractérise par la grande cohérence qui articule la pensée et l’action. À la lumière d’une philosophie de l’histoire hégélienne, Tchitchérine définit la Russie comme un État européen, partie prenante à ce titre de l’histoire générale « des peuples d’Europe occidentale » et de leur progression vers les « institutions représentatives ». Étudiant les laboratoires politiques que sont à ses yeux dans le domaine institutionnel l’Angleterre, la France et l’Allemagne, il expose sa propre pensée politique, dresse de la Russie un état des lieux sans concession et en déduit la voie qu’elle doit suivre.

Une philosophie hégélienne de l’histoire

C’est en tant qu’universitaire, juriste, philosophe et historien que Tchitchérine entend œuvrer à l’éducation politique de la société russe. Le jugement sans appel qu’il a porté sur les slavophiles dans ses Mémoires témoigne de sa démarche :

Таким образом, в этом учении [славянофильстве] русский народ представлялся солью земли, высшим цветом человечества. Без упорной умственной работы, без исторической борьбы, просто вследствие того, что он от дряхлевшей Византии получил православие, он становился избранником божьим, призванным возвестить миру новые, неведомые дотоле начала. […] Но, конечно, все это было не более как чистое фантазерство, лишенное всякого научного, как исторического, так и философского основания. Ни один серьезный ученый не мог примкнуть к этому направлению, которое, по самому существу своему, в научном отношении осталось бесплодным. Даже по древней русской истории, на которой сосредоточивалась вся их любовь, славянофилы не произвели ничего дельного. С трудом можно указать на серьезное исследование, вышедшее из их школы. Все основательные работы, имеющие действительно научное значение, принадлежат их противникам. Славянофильское учение было произведением досужих московских бар, дилетантов в науке, которые думали упорный труд и зрелую мысль заменить виртуозностью и умственной гимнастикой, создавая себе привилегированное умственное положение с помощью салонных разговоров и журнальных статеек.[6]

À cette vision de la Russie, Tchitchérine oppose la conviction hégélienne d’une « loi fondamentale de l’histoire consistant en un mouvement de l’esprit de l’unité vers la dualité et en un retour de la dualité à l‘unité »[7]. Toutefois, quand Hegel voit dans l’empire romain l’époque de la dualité et dans la chrétienté le retour à l’unité, Tchitchérine, nourri par la lecture de Karl Friedrich Eichhorn, considère avec lui que l’époque de la dualité est le Moyen Âge où s’opposent deux mondes :

[…] с одной стороны церковь, хранительница нравственного закона, с другой стороны, светская область, в которой господствовало частное право. Сравнивая средневековый быт, как он изображен немецкими историками-юристами, с началами установленными в Гегелевой философии права, я пришел к заключению, что основанный на частном праве порядок следует именовать не государством, а гражданским обществом; государственные же начала, развивающиеся в новое время и подчиняющие себе обе противоположные области, церковную и гражданскую, являются восстановлением утраченного единства.[8]

L’étude du droit russe achève de convaincre Tchitchérine qu’« en dépit de quelques différences mineures la loi fondamentale du développement [de la Russie et de l’Europe occidentale] est la même »[9]. C’est ainsi qu’il tient la Russie et l’Europe pour autres et semblables à la fois :

Только неподвижные страны Востока покоятся вечно под одними формами быта; но это младенческое состояние человечества.[10]

История всякого народа, который не остается на веки неподвижным, состоит в постепенных переходах из одной общественной формы в другую.[11]

Selon lui, l’Europe moderne partage une même vie historique. L’identité européenne réside dans le mouvement de l’histoire, et la Russie est européenne car elle relève de ce mouvement :

Древние народы жили более особняком, мало общаясь друг с другом, исполняя каждый свое назначение. Общечеловеческое начало, приготовленное развитием древнего мира и вполне проявившееся в Христианстве, не существовало еще в сознании людей. Восточные народы до сих пор находятся в таком состоянии: жизнь одного имеет мало влияния на других. Совсем иное мы видим в новой Европе. Христианские народы живут общей жизнью, действуя друг на друга, и совокупными усилиями подвигая дело человечества. […] Он [каждый из христианских народов] не вырабатывает своих, собственно ему принадлежащих начал, но своеобразно развивает начала общие всем. Он у себя дает преобладание тому или другому элементу, сообразно с своим характером, с своим бытом, и этими особенностями приносит свою долю в общее дело. Но непременное для этого условие – участие в совокупном развитии. Обособление есть упадок; оно обрекает народ на бесплодие.[12]

Or, le principe commun que développent chacun à sa manière les pays de l’Europe moderne, c’est celui de liberté :

Это общение жизни у новых европейских народов вполне проявляется в истории представительных учреждений, которая ничто иное, как история самого начала свободы.[13]

Ce principe est aussi vieux que l’humanité elle-même et sa manifestation obéit aux lois générales de l’histoire que Tchitchérine définit ainsi :

Независимо от этих местных данных, развитие политической свободы находится под влиянием общих условий, лежащих в историческом движении всего человечества. Самый беглый взгляд на историю показывает, что есть эпохи, в которых преимущественно выступают начала свободы, другие, которые характеризуются расширением единовластия. Эти явления не случайны. Они состоят в зависимости от общих законов человеческого развития […]. История не есть создание произвола. Важнейшие события, громадные перевороты приготовляются медленным процессом жизни; […]. Великие люди, которые дают народам новое направление, сами являются сынами своего века. […] В общем движении истории, частная воля человека подчиняется общим причинам, законам от нее независимым и ее направляющим.
[…] Но внутреннее согласие всех элементов, отвечающее всем человеческим потребностям, есть не более как идеал, к которому стремится история. В действительности, никакой общественный порядок не удовлетворяет человека вполне. Как скоро известная цель достигнута, рождаются новые нужды, которые побуждают общество к новому движению, к перемене установленного быта. […] возгорается борьба между старым и новым, между свободой и порядком, до тех пор, пока движение жизни не приведет к новому сочетанию, способному согласить изменившиеся элементы. […]
Свобода играет здесь первостепенную роль, и как движущее начало, и как один из существенных элементов общества. Во всякую эпоху являются либеральные теории и учреждения, то с преобладающим значением, то занимающие подчиненное место в общем порядке. Нередко свобода принимает односторонний характер; она выступает как исключительное начало, требующее безусловного господства над другими. Но и здесь, ее нельзя рассматривать, как простое проявление человеческого своеволия, как зло, которое следует искоренять. Всякий жизненный элемент способен принимать одностороннее направление, власть точно также, как свобода. Это неизбежное последствие самого свойства человеческого развития, которое идет путем борьбы, нередко переходя от одной крайности в другую, пока не достигнет высшего примирения.[14]

Cette philosophie de l’histoire fonde la pensée politique de Tchitchérine et elle explique en grande partie les jugements à la fois controversés et paradoxaux dont il fait l’objet. Pour lui, le principe d’ordre et le principe de liberté s’affrontent sans cesse car ils sont inscrits dans la nature même de l’homme. À ce titre, l’un comme l’autre sont indispensables à toute société. Leur lutte est le moteur de l’histoire, qui implique la coexistence de ces deux contraires sous la forme la plus harmonieuse possible. Tchitchérine conçoit l’histoire comme une tentative permanente de concilier l’inconciliable. Selon lui, la résolution de cette contradiction, pour imparfaite qu’elle demeure nécessairement dans la réalité, incombe à l’État :

Идеальная цель государства, высшее требование общего блага, состоит, конечно, в полном и гармоническом развитии всех общественных элементов; но к этому идеалу народы приближаются различными путями и постепенно.[15]

Государство есть сложное тело: в нем сочетаются не только различные, но и противоположные элементы, которые могут совмещаться только при взаимном ограничении. Свобода должна подчиняться власти, закону, порядку; наоборот, власть должна стеснять себя в пользу свободы, предоставляя последней надлежащий простор и даже влияние на общие дела.[16]

Cette définition philosophique de l’État trouve au long de l’ouvrage sa traduction politique : « […] народ, организованный как единое тело, с правительством во главе, есть именно государство »[17]. Et Tchitchérine souligne d’emblée l’ambiguïté qui pèse sur le sens du mot « peuple » :

[…] необходимо заметить, что слово народ или нация принимается в двух различных значениях, которых смешение подает повод к весьма существенным недоразумениям. Под именем народа разумеется иногда совокупность граждан, образующих единое тело, устроенных в государство, следовательно со включением правительства, которое составляет непременную часть государственного устройства; иногда же народом называется совокупность граждан в противоположность правительству.[18]

En fait, pour Tchitchérine, ces deux acceptions découlent des deux principes fondamentaux dont l’affrontement fait l’histoire :

[…] самое понятие об обществе не установилось в науке. Каждый писатель дает свое определение, далеко не сходное с другими. Не вдаваясь в подробности, можно однако все эти понятия свести к одному знаменателю. Под именем общества разумеется вообще совокупность частных сил и элементов, находящихся в составе народа. Тот же самый народ, который, будучи устроен в единое, цельное тело, образует государство, с другой стороны, как состоящий из разнообразных элементов, является обществом. Отношение государства к обществу представляет, следовательно, отношение единства к множеству.[19]

Le peuple, comme l’homme, aspire à la fois à l’ordre et à la liberté : constitutifs de sa nature, l’un et l’autre lui sont indispensables. Selon les époques historiques et les circonstances politiques, le rapport, au sens mathématique du terme, entre liberté et ordre varie. Aussi Tchitchérine apparaît-il à la fois comme un « libéral conservateur »[20], un « conservateur libéral »[21], un « conservateur rouge »[22]. C’est aussi la raison pour laquelle on commence seulement à le redécouvrir : au xixe siècle, la vision manichéenne qui oppose intelligentsia et pouvoir nuit à la bonne intelligence de sa pensée, et au xxe siècle, les catégories soviétiques en font un ennemi de classe condamné aux poubelles de l’histoire. Aujourd’hui encore, on peine à le situer, comme s’il était une manière de marginal. Lui qui signait « un libéral russe » est traditionnellement défini comme gosudarstvennik. Plus étrange encore, on le rattache parfois à « l’école historique » (istoričeskaâ škola), alors qu’au nom du mouvement de l’histoire il récuse expressément ce qu’il considère comme l’extrémisme de cette théorie :

Самые исторические учреждения возникают и развиваются не путем органического роста, как мечтают иногда приверженцы исторической школы, а точно также борьбой разнообразных стихий, входящих в их состав. […] Англия считается образцом чисто исторического хода жизни; но и там, самые коренные конституционные вопросы решались оружием; прочность учреждений основана на битвах, которые за них давались. Английская конституция куплена кровью, как не раз было замечено историками.[23]

Здесь надобно соображаться не с историческими началами, не с отвлеченными понятиями о свойствах известной народности, а с действительными существующими в данное время условиями и потребностями.[24]

C’est exactement ce que fait Tchitchérine en définissant dès l’ouverture de sa préface l’« esprit de son temps » (duh vremeni), qui détermine tout l’objet de son étude :

С конца прошедшего столетия, с тех пор, как французская революция дала новый толчок либеральным идеям, народы западной Европы неудержимо стремятся к представительным учреждениям. Борьба между требованиями свободы и правительствами, которые стараются их воздерживать, наполняет всю первую половину ХІX-го века и продолжается доселе. Весы склоняются то на ту, то на другую сторону: то свобода бурным потоком пробивает себе путь сквозь все преграды, то опять торжествует реакция, и народы, далее всех ушедшие в своих требованиях, ревностно восстановляют упавшее начало власти.[25]

La liberté à travers ses laboratoires politiques

La lutte désormais avérée entre la liberté et les gouvernements ouvre le champ de l’expérience. C’est ce qui sépare, selon Tchitchérine, les penseurs libéraux du xviiie siècle, appliqués à l’élaboration de modèles théoriques, de ceux du xixe siècle, confrontés à la complexité du réel : pour le penseur politique, l’histoire est l’indispensable complément de la philosophie. La révolution française de 1848 a marqué le jeune étudiant de vingt ans qui, drapé dans un drap, criait à Moscou « Vive la République ! » en applaudissant au départ de Louis-Philippe[26]. Ce fut son véritable apprentissage politique :

Увлечение было общее. Все тогдашние либералы исполнены были веры в человечество и ожидали чего-то нового от внезапно призванных к политической жизни масс. Последовавшие затем события послужили для всех назидательным уроком: они воспитали политическую мысль, низведя ее из области идеалов к уровню действительности.[27]

Dix-huit ans plus tard, la préface du professeur de droit constitutionnel fait écho à cette initiation :

Что требуется для водворения и поддержания представительных учреждений? Где и когда они приложимы? На чем основана их сила? Вот вопросы, которые в настоящее время сделались менее ясны, нежели когда-либо. Была пора, когда думали, что сила разума сама собою способна установить в обществе свободу, что народам стоит пожелать, чтобы стяжать все благодеяния представительного порядка. Суровые уроки истории разрушили эти мечты. […] Теперь политические мыслители от теории обратились к жизни; они стараются исследовать общественные силы и в них найти основы для политического здания.[28]

La Russie ne reste pas à l’écart de ce mouvement de l’histoire de l’Europe, même si sa propre histoire, qu’elle ne peut et ne doit pas renier, s’est construite autour du mode de gouvernement autocratique :

Русская история не мешает нам любить свободу, к которой, как к высшему идеалу, стремится всякая благородная душа. Особенно в настоящее время, это начало нам менее чуждо, нежели когда-либо. Во имя свободы разрешаются вековые связи; великие преобразования вносят ее в наш гражданский быт, в суды, в местное управление, наконец, в самую печать. Как некогда, державной рукой Петра, насаждалось у нас европейское просвещение, так ныне, либеральные идеи, выработанные европейской жизнью, водворяются в нашем отечестве. […] При этом новом сближении с Европой, вопрос о развитии либеральных учреждений получает для нас больший интерес, нежели прежде. […] Что такое свобода? Где ее границы? Чем определяется большее или меньшее ее развитие?[29]

Et le professeur d’annoncer sa méthode :

[…] исследование учреждений и быта одного государства недостаточно для всестороннего понимания предмета. Только сравнительное изучение истории и представительного порядка у различных народов может привести к точным заключениям.[30]

Pour être professeur, on n’en est pas moins homme. Tchitchérine s’autorise à intervenir à la première personne lorsqu’il dit à la fois sa fidélité aux convictions de sa jeunesse et le réalisme politique de sa maturité :

Я желал сохранить здесь, по возможности, полное беспристрастие, не поддаваясь заманчивым увлечениям, не принимая готовых формул, а стараясь обсудить вопрос со всех сторон и подвести к общему итогу результаты, добытые европейской наукой и практикой. Не скрою, что я люблю свободные учреждения; но я не считаю их приложимыми всегда и везде, и предпочитаю честное самодержавие несостоятельному представительству. Политическая свобода тогда только благотворна, когда она воздвигается на прочных основах, когда народная жизнь выработала все данные, необходимые для ее существования.[31]

On aurait tort de voir dans ces lignes la justification annoncée d’un repli sur des positions reconnues à l’avance après une diplomatique déclaration liminaire de bonnes intentions. L’ouvrage de Tchitchérine est en lui-même un acte politique conforme aux thèses qu’il expose, il se veut une pierre des « bases solides » que requiert la construction efficace de la liberté politique. Examinant au cours de son étude les indices qui permettent de déterminer le degré de capacité d’une société à la vie politique, Tchitchérine écrit ceci :

Первым признаком служит политическая литература страны: богата ли она сочинениями по разным отраслям государственной жизни, и если они есть, то в какой степени они распространены? Этот признак тем важнее, чем менее граждане могли приобрести политическое образование из опыта, чем менее им предоставлялось участие в общественных делах. Там, где самоуправление народа является нововведением, где из этого не успели выработаться твердые начала и определенные взгляды, этот недостаток по необходимости должен быть восполнен значительным теоретическим образованием.[32]

Appliquant cette règle, Tchitchérine commence son étude par une définition juridique de la liberté qui oppose clairement la « liberté définie par la loi » (svoboda) à la « liberté sans contrainte » (vol’nost’), propre à l’état de non-civilisation :

Источник всякого права есть свобода. Право есть именно определенная законом свобода или возможность действовать. […] Свобода должна быть определена и ограждена законом, то-есть должна сделаться правом. В диком состоянии человек может пользоваться неограниченной вольностью, не нуждаясь в юридических определениях; в образованном обществе, сохранение свободы возможно только при развитии права. […] Но, становясь правом, свобода получает уже общий характер. Она определяется и охраняется общественной властью, от которой исходит закон, и которой отдельное лицо должно подчиняться, ибо никто не может быть судьей собственного права. С другой стороны, всякое право должно быть ограждено от произвола. Каждый свободный член общества должен иметь возможность защищать свои права. При подчинении личной свободы общественной власти, это требование может быть удовлетворено единственно участием гражданина в самой власти, определяющей и охраняющей права. Пока власть независима от граждан, права их не обеспечены от ее произвола.[33]

Cette définition juridique a un corollaire philosophique, moral, économique et social :

Человеческая деятельность требует простора и безопасности. Уверенность в будущем, в прочности порядка, в невозможности произвола составляет первое условие всякого предприятия. […] Поэтому свободные народы самые богатые и самые просвещенные.[34]

Fidèle à la méthode annoncée, Tchitchérine recense dans l’histoire européenne les principaux jalons de la progression du principe de liberté. Reprenant Montesquieu, il enracine les institutions représentatives dans les forêts des Germains : « Варвары явились на историческое поприще с такими понятиями о личной свободе, каких не знал древний мир. »[35] La liberté sans contrainte (vol’nost’) structure la société médiévale autour des principes du droit privé (propriété, contrat) au point d’empêcher l’émergence de l’État. Ce dernier se construit à la faveur du pouvoir monarchique, vecteur d’ordre et d’unité, qui atteint son apogée sur le continent européen au xviie siècle. Parallèlement, le « mouvement libéral » (liberal’noe dviženie) commence. La Réforme en a constitué les prémices et le xvie siècle voit la première révolution qui ait une portée européenne : les Pays-Bas se détachent de l’Espagne au nom de la liberté de conscience. Les deux révolutions anglaises (1640 et 1688) marquent « le véritable point de départ du libéralisme européen »[36], la révolution américaine est « la seconde avancée significative du libéralisme moderne »[37]. Enfin, la Révolution française de 1789 déclenche le déferlement du principe de liberté sur le continent européen. Une seule fois en 562 pages, le juriste cède à l’émotion :

Одним словом, юной свободе предстояла борьба на жизнь и на смерть со всеми историческими элементами, ополчившимися против нее. Она стояла перед ними во всей своей исключительности, без преданий, без организации, опираясь единственно на то, что считалось требованием разума, и объявляя притязание на всемирное владычество. В сознании своей силы, она всех врагов вызвала на бой, объявила войну всем монархам и протянула руку народам.[38]

À ce survol de l’affirmation du principe de liberté dans l’histoire européenne succède l’étude des institutions représentatives en Angleterre, en France et en Allemagne. Pour Tchitchérine, les spécificités de la constitution anglaise, qui porte l’empreinte de ses origines médiévales (la Grande Charte de 1215), excluent toute possibilité d’imitation ou de transposition. L’originalité des institutions anglaises tient essentiellement au rôle très particulier qu’y joue l’aristocratie. Celle-ci n’est pas un « ordre » (soslovie), une catégorie définie par des privilèges :

Главное значение Великой Хартии состоит именно в том, что она имеет характер не сословный, а общий; она содержит в себе постановления не для одних баронов, а для всех […].[39]

Si l’aristocratie anglaise a su devenir une force politique et se faire le porte-parole du peuple, c’est-à-dire de la nation, face au pouvoir monarchique, c’est parce qu’elle était soumise aux obligations de tous, notamment à l’impôt. Incarnation de l’égalité civile, elle a pu acquérir un rôle politique essentiel et le préserver en attirant les « classes moyennes » (srednie klassy) dans cette orbite politique et en s’alliant avec elles ; c’est sur cette alliance face au pouvoir monarchique que repose la solidité des institutions anglaises, et c’est aussi ce qui les rend atypiques. Partout ailleurs sur le continent européen, l’aristocratie est une classe sociale condamnée :

[…] там, где аристократия пала от бессилия или от злоупотреблений, она не может быть восстановлена; ибо корень ее иссяк, развиваемая веками способность исчезла. Из этого можно вывести далее, что наследственная аристократия неуместна везде, где народ прошел через продолжительный период абсолютизма.[40]

Libéral par principe hostile à la révolution qui, si elle peut parfois être justifiée par les circonstances, demeure toujours la négation du droit, Tchitchérine nourrit une véritable fascination pour la « première révolution » française, vecteur par excellence du principe de liberté, et qui l’a exporté dans toute l’Europe. Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle la France intéresse le juriste. Il lui trouve de profondes similitudes avec la Russie : une aristocratie politiquement incapable et nuisible, une longue période d’absolutisme, une tradition politique centralisatrice. L’exemple français lui sert à contrebattre l’argumentaire selon lequel la centralisation serait un obstacle au libéralisme. Le cas allemand conforte ce point de vue. Otto von Bismarck fait l’objet d’une accusation en règle :

Рассчитывая на полное ничтожество всех своих соперников, он выступил во имя силы, […] не заботясь ни о праве, ни о нравственности, ни о свободе. Расчет увенчался полным успехом.[41]

Le cas de la Russie

Autre et semblable est la Russie : « И здесь [в России], первоначально были те же элементы, как на Западе. »[42] La družina, les relations contractuelles entre le prince et les družinniki, les « communautés franches » (vol’nye obŝiny) ont marqué son passé comme celui des pays d’Europe occidentale. L’exemple de Novgorod prouve que la Russie n’ignorait pas le principe de liberté politique :

[…] начала права и политической свободы не были чужды русскому обществу, они искони лежали в нем, как и во всех других европейских народа.[43]

Toutefois, l’immensité de l’espace russe dans lequel aristocrates comme paysans changeaient de maître quand ils étaient mécontents du leur, a empêché tout développement intrinsèque de la société : les boïars sont restés des « mercenaires nomades » (kočevye naemniki) sans aucun enracinement local susceptible d’asseoir un pouvoir politique, et aucune forme de corporation n’a pu se créer de manière autonome. C’est le pouvoir monarchique, facteur d’ordre, qui a structuré la société :

[…] общественные элементы были слишком слабы и бессвязны; крепость и прочность сообщила им государственная власть, возникшая из княжеского вотчинного права.[44]

En terre russe, Novgorod, isolée, ne pouvait que perdre la lutte solitaire qui l’a opposée à un pouvoir monarchique toujours plus fort. Il en a résulté la forme renforcée d’absolutisme qu’est l’autocratie selon Tchitchérine :

Это историческое значение самодержавной власти дало ей такую мощь, какой она не имела ни в одной европейской стране, и перед которою должны были исчезнуть всякие представительные учреждения. Уже в XVI-м веке, иностранцы, посещавшие Россию, замечали, что русский царь – самый неограниченный монарх в Европе, и таким он остался доселе.[45]

Это общее крепостное состояние не могло содействовать развитию начал права […]. Поэтому в России не могло быть речи о представительстве, облеченном политическими правами. Крепостные люди не имеют прав относительно господина; они пользуются только льготами, которые всегда могут быть у них отняты.[46]

Cette analyse classiquement occidentaliste de l’histoire russe se fait à visage découvert. Le portrait sans concession de la Russie contemporaine surgit de manière implicite, « en creux », à la faveur de considérations générales, sans que jamais référence précise soit expressément faite à l’empire des tsars :

В государствах, где политическая свобода не существует, где не допускается критика господствующего порядка, где выражение общественных потребностей считается неуважением к власти, правительству и в особенности монарху не всегда легко узнать настоящее положение дел. Злоупотребления тщательно скрываются, ибо обнаружить их могут только те, которые сами в них виновны или за них отвечают. […] Таким образом, за блестящей обстановкой нередко скрываются бедность, беспорядок и беззаконие, власть лишается настоящей опоры и твердой почвы для деятельности, зло накопляется в тайне, неудовольствие растет, материальные и нравственные силы народа падают.[47]

В бессправном состоянии общества, при совершеннном отсутствии задержек, энергическая система, поставляющая себе задачей подавление всякой общественной свободы, не встретит никакого противодействия. Среди общего безмолвия, она сможет беспрепятственно идти к к своей цели. Как бы на это ни жаловались в тайне, средств против зла не существует никаких, и многие годы могут пройти с величайшим ущербом и для частной жизни и для общих интересов страны.[48]

Одна из существенных невыгод неограниченного правления состоит в том, что высшие государственные должности достигаются в нем единственно бюрократическим путем. Но бюрократия – далеко не лучшая среда для развития политических способностей. […] бюрократия естественно впадает в рутину и формализм.[49]

Долгое пребывание в оппозиции действует вредно на самые дарования и на характер государственных людей. Систематическая критика придает уму отрицательное и мелочное направление. […] Долговременная оппозиция – самая вредная школа для государственных людей и для партий.[50]

La conclusion de la démonstration est sans appel :

Когда же власть чувствует себя несостоятельной и принуждена обратиться к обществу за помощью, единственный для нее выход состоит в даровании прав. […] Правительство, которое не умеет справиться с делом, должно отказаться от полновластия.[51]

On l’aura compris, Tchitchérine appelle de ses vœux l’évolution volontariste de l’autocratie vers la monarchie constitutionnelle. Non qu’il soit, par principe, hostile à la république, comme on le lit parfois au fil des sites Internet[52]. On en voudra pour preuve ce qu’il dit de la France :

Если во Франции весь ход событий, характер составных элементов общества, способность средних и низших классов и политическая неспособность высших привели к господству демократии, то с этим надобно мириться, а не ратовать против порядка вещей, приготовленного всей прошедшей жизнью народа.[53]

Mais ajoute-t-il, fidèle à sa conception de l’histoire :

[…] политика должна соображаться с понятиями, установившимися веками. Господство того или другого начала в народной жизни определяется не теоретическими соображениями, а самой историей.[54]

C’est en fonction de ce principe qu’il considère la monarchie constitutionnelle comme le régime le plus adapté à la Russie de son temps.

Les dernières phrases de La représentation nationale, où flotte le souvenir de l’expérience française, résonnent comme une mise en garde adressée au pouvoir tsariste :

Таким образом, история не допускает безусловного отрицания революционных конституций ; но она указывает на препятствия и опасности, с которыми сопряжено упрочение прав, приобретенных политическими переворотами. […] Семена ненависти и раздора сохраняются долго после междоусобий, и общество не скоро оправляется от потрясений, поколебавших самые его основы. Осуждаемая с точки зрения права и закона, революция и в политическом отношении всегда остается злом. Поэтому она никогда не может быть знаменем доброго гражданина. Целью его всегда должно быть законное развитие учреждений, при мирном борьбе мыслей, при дружном действии правительства и народа. Жизнь может иногда идти другим путем; неизбежная в ней борьба нередко ведет к потрясениям; произвол и своеволие искажают правильный ход истории. Но отклонение от истинных начал никогда не проходит даром и всегда влечет за собой бессчисленные бедствия.[55]

L’appel lancé par ce libéral qui ne redoutait rien tant que la révolution ne fut pas entendue. Quelque vingt années plus tard, le pouvoir persistait, toujours aveugle et sourd. Élu à la tête de la ville de Moscou, Boris Tchitchérine prononce en mai 1883 devant les responsables locaux des villes russes rassemblés dans la capitale à l’occasion du couronnement d’Alexandre III, un discours dans lequel, fidèle à lui-même, il souhaite la coopération du gouvernement avec la société représentée par les institutions locales. Il appelle à l’union des forces vives du pays contre « les fils de la Russie qui portent atteinte à son bon développement pacifique »[56] et forme le vœu que la réunion qu’il préside « marque le début de l’union des zemstvos »[57]. La réponse d’Alexandre III en dit long sur la myopie politique du pouvoir en place : le nouveau souverain « exprime le souhait qu’il [Boris Tchitchérine] quitte la fonction de responsable de la ville de Moscou »[58]. Le juriste abandonne alors toute activité publique pour se consacrer exclusivement au travail scientifique. Dans la conclusion de ses Mémoires, rédigés entre 1888 et 1894, il renvoie le pouvoir à sa responsabilité historique avec une éloquente sobriété :

Я продолжал упорно тянуть свою лямку, но не раз приходило мне в голову сомнение: да полно, точно ли вся твоя долголетняя работа послужит кому-нибудь в пользу? Не обольщаешь ли ты себя пустыми призраками? […] Чем старее я становлюсь, тем настойчивее возбуждаются эти сомнения. Озираясь назад на свою прошедшую жизнь, я в раздумьи ставлю большой вопросительный знак. Только будущие поколения могут дать на него ответ.[59]

Nikolaï Berdiaev souligne dans L’idée russe (Russkaâ ideâ) que « la Russie n’a jamais connu d’idéologie libérale qui ait eu une influence »[60]. Cette idéologie serait, selon lui, étrangère au « caractère russe » (russkij harakter), à « l’âme russe » (russkaâ dušâ) : « русский пафос свободы был скорее связан с принципиальным анархизмом, чем с либерализмом»[61]. Le seul « philosophe libéral » russe serait Tchitchérine que Berdiaev qualifie d’« hégélien de droite » (pravyj gegelianec) et de « rationaliste sec » (suhoj racionalist)[62].

Il reste à espérer que la fameuse « âme russe », selon laquelle, en matière de Russie, il faudrait croire au lieu de comprendre, recouvre autre chose que le refus de penser les catégories du politique.

 

Notes

[1]   Čičerin Boris Nikolaevič, « Moskva sorokovyh godov », Russkoe obŝestvo 40-50-h godov XIX v., čast’ II, Vospominaniâ B.N. Čičerina [« La Moscou des années 1840 », La société russe des années 1840-1850, deuxième partie, Mémoires de B. N. Tchitchérine], Moscou, izdatel’stvo Moskovskogo universiteta, 1991, p. 21. « Mes parents souhaitaient nous donner une éducation européenne, dans laquelle ils voyaient le plus bel ornement pour un Russe et l’outil le plus fiable pour servir la Russie. »

[2]   Ibid., p. 88-89.

[3]   Ibid., p. 201. « Le but de mon voyage était une meilleure connaissance de l’Europe en même temps qu’une préparation à l’activité scientifique. J’avais écrit en consultant des ouvrages sur l’Angleterre et la France, mais j’étais convaincu que l’on ne pouvait porter de jugement fondé qu’après avoir étudié personnellement ces pays en y séjournant. J’avais en particulier une connaissance trop superficielle de leur réalité économique. Et je risquais de commettre de lourdes erreurs dans ce domaine. Je voulais aussi suivre un cours de droit constitutionnel en Allemagne. […] Peu de temps avant mon départ, Evgraf Pétrovitch Kovalevski, curateur de la région universitaire de Moscou, me proposa la chaire de droit constitutionnel de l’université de Moscou ; j’acceptai, et comme il fut nommé ministre de l’instruction publique sur ces entrefaites, je considérai que cette chaire m’était acquise. Il m’était impossible dans ces conditions de me détourner de mon entreprise pour me plonger dans l’immense travail qu’impliquait l’affranchissement des paysans. Lorsque les Commissions de Rédaction furent créées, Milioutine me fit part de son regret que je n’en sois pas membre ; mais je répondis que d’autres, qui connaissaient bien mieux que moi les aspects pratiques de la question, feraient ce travail ; j’avais pour ma part une vocation spécifique à laquelle je ne pouvais me soustraire.
Je partis à l’étranger à l’époque la plus marquante pour la Russie, à l’heure d’un très grand tournant historique, tandis que l’on préparait une réforme qui allait mettre fin pour toujours à l’ordre ancien en jetant les fondements du nouveau. Au même moment s’achevait la période strictement littéraire du développement de notre société ; le temps de l’action concrète approchait. »

[4]   Kizel’štejn Grigorij Borisovič, « Boris Nikolaevič Čičerin » [Boris Nikolaevitch Tchitchérine], Voprosy istorii [Questions d’histoire], Moscou, 1997, n° 4, p. 63.

[5]   Čičerin B. N., O narodnom predstavitel’stve [La représentation nationale], Moscou, Tipografiâ Gračeva i Komp. u Prečistenskih vorot d. Milâkovoj, 1866, p. 447. Tout au long du présent article, nous citons ce texte en orthographe contemporaine afin de faciliter le repérage par les moteurs de recherche. « […] le développement des ouvrages politiques au sein de la société est capital pour les institutions représentatives. Eux seuls peuvent donner des bases solides à l’éducation politique d’un peuple […]. Les livres étrangers ne sont pas en mesure de satisfaire cette exigence ; ils apportent un concours conséquent aux ouvrages nationaux, mais ils ne peuvent les remplacer. Seuls ces derniers pénètrent au cœur de la société, ils sont l’expression d’une pensée originale, susceptible de passer dans la conscience générale […]. C’est pourquoi l’opinion publique ne peut s’élaborer que là où existe une plus ou moins grande liberté de la presse. Sans cela, la formation politique d’un peuple demeure indigente. »

[6]   Čičerin B. N., « Moskva sorokovyh godov », op. cit., p. 157. « Ainsi, selon cette théorie [la théorie slavophile], le peuple russe était le sel de la terre, la fine fleur de l’humanité. Sans aucun travail intellectuel assidu, sans aucune lutte historique, mais simplement du fait qu’il avait reçu l’orthodoxie d’une Byzance rendue cacochyme par l’âge, il devenait l’élu de Dieu, appelé à révéler au monde des principes nouveaux inconnus jusqu’alors. […] Tout cela n’était bien sûr que pure divagation, dépourvue de tout fondement scientifique, tant historique que philosophique. Aucun scientifique sérieux ne pouvait adhérer à cette mouvance, qui par sa nature même, est restée stérile sur le plan scientifique. Même dans le domaine de l’histoire ancienne de la Russie, qui concentrait tout leur amour, les slavophiles n’ont rien produit de valable. On a bien du mal à indiquer une étude sérieuse issue de leur école. Tous les travaux fondamentaux qui ont eu une portée réellement scientifique sont le fait de leurs adversaires. La théorie slavophile était l’œuvre de barines moscovites oisifs, dilettantes en matière scientifique, qui croyaient remplacer l’assiduité au travail et la maturité de la pensée par la virtuosité et la gymnastique intellectuelle, en se fabriquant une position intellectuelle privilégiée grâce à des conversations de salon et à de petits articles dans des revues. »

[7]   Ibid., p. 66.

[8]   Ibid., p. 67. « […] d’une part l’Église, gardienne de la loi spirituelle, et d’autre part la sphère laïque, où régnait le droit privé. Comparant le Moyen Âge, tel que le décrivent les juristes et les historiens allemands, aux principes de la philosophie du droit de Hegel, [il] en conclu[t] que l’ordre fondé sur le droit privé n’est pas l’État, mais la société civile ; les principes de l’État qui se développent à l’époque moderne en subordonnant les deux sphères opposées, cléricale et civile, sont au contraire le retour à l’unité perdue. »

[9]   Ibid.

[10]   Čičerin B. N., O narodnom predstavitel’stve, op. cit., p. 416. « Seuls les peuples statiques de l’Orient demeurent éternellement dans les mêmes formes de vie ; mais c’est l’état infantile de l’humanité. »

[11]   Ibid., p. 466.

« L’histoire de tout peuple qui ne demeure pas éternellement statique consiste en des passages progressifs d’une forme de société à une autre. »

[12]   Ibid., p. 199. « Les peuples de l’Antiquité vivaient plus isolés, ils avaient peu d’échanges les uns avec les autres, chacun remplissait sa propre vocation. Le principe universel, que le développement du monde antique a préparé et qui s’est manifesté pleinement dans la chrétienté, n’existait pas encore dans la conscience des hommes. Les peuples de l’Orient sont encore à ce stade aujourd’hui : la vie de l’un a peu d’influence sur les autres. Il en va tout autrement dans l’Europe moderne. Les peuples chrétiens partagent la même vie, en interaction, et ce sont leurs efforts conjoints qui font progresser la cause de l’humanité. […] Aucun d’eux n’élabore des principes qui soient les siens propres, chacun développe de manière originale les principes communs à tous. […] Il [chacun des peuples chrétiens] donne la prépondérance à tel ou tel élément, en fonction de son caractère, de sa réalité, et c’est par ces spécificités qu’il apporte sa contribution à la cause commune. Mais la condition indispensable pour cela est de participer au développement général. L’isolement est un déclin : il condamne un peuple à la stérilité. »

[13]   Ibid. « Ce trait commun de la vie des peuples de l’Europe moderne se manifeste pleinement dans l’histoire des institutions représentatives, qui n’est autre que l’histoire du principe même de liberté. »

[14]   Ibid., p. 197-198. « Indépendamment de ces facteurs locaux, le développement de la liberté politique se trouve influencé par des conditions générales qui résident dans le mouvement de l’histoire de l’humanité tout entière. Un rapide survol de l’histoire montre qu’il existe des époques dans lesquelles interviennent avant tout les principes de la liberté, alors que d’autres se caractérisent par l’extension du pouvoir absolu. Ces phénomènes ne sont pas fortuits. Ils dépendent des lois générales du développement humain. […] L’histoire n’est pas une création arbitraire. Les grands événements, les bouleversements majeurs sont préparés par le lent processus de la vie […]. Les grands hommes qui donnent aux peuples une nouvelle orientation sont eux-mêmes les fils de leur siècle. […] Dans le mouvement général de l’histoire, la volonté de l’homme est soumise à des causes générales, à des lois qui sont indépendantes d’elles et qui l’orientent.
[…] L’harmonie intrinsèque de tous les éléments répondant à tous les besoins de l’homme n’est rien de plus que l’idéal vers lequel tend l’histoire. Dans la réalité, aucun ordre public ne satisfait pleinement l’homme. Dès qu’un but est atteint, de nouveaux besoins se font jour, qui poussent la société à se remettre en mouvement. […] La lutte éclate entre l’ancien et le nouveau, entre la liberté et l’ordre jusqu’à ce que le mouvement de la vie aboutisse à une combinaison nouvelle susceptible d’harmoniser les éléments qui ont changé. […]
La liberté joue ici un rôle de premier plan, à la fois comme principe moteur et comme l’un des éléments essentiels de la société. À chaque époque apparaissent des institutions et des théories libérales ; tantôt leur portée est prépondérante, tantôt elles occupent une place subordonnée dans l’ordre général. Il arrive souvent que la liberté revête un caractère unilatéral, elle intervient comme un principe exclusif qui revendique la prédominance inconditionnelle sur les autres. Mais même dans ce cas il ne faut pas la voir comme une simple manifestation de la volonté arbitraire de l’homme, comme un mal qu’il convient d’extirper. Tout élément de la vie est susceptible de prendre une orientation unilatérale, le pouvoir aussi bien que la liberté. C’est la conséquence inéluctable de la nature même du développement humain qui avance par la lutte, passant souvent d’un extrême à l’autre jusqu’à ce que soit atteint le plus haut degré d’harmonie. »

[15]   Ibid. p. 33. « Le but idéal de l’État, l’exigence supérieure du bien commun, réside, bien sûr dans le développement complet et harmonieux de tous les éléments de la société ; mais les peuples cheminent vers cet idéal par des voies complexes et progressivement. »

[16]   Ibid., p. 58. « L’État est un corps complexe ; en lui se combinent des éléments divers et même contradictoires, qui ne peuvent s’unir qu’en se bornant réciproquement. La liberté doit se soumettre au pouvoir, à la loi, à l’ordre ; à l’inverse, le pouvoir doit se restreindre au profit de la liberté, en donnant à cette dernière l’espace qui lui revient et même la possibilité d’influer sur les affaires générales. »

[17]   Ibid., p. 19. « […] un peuple, organisé en un seul corps avec un gouvernement à sa tête, est précisément un État ».

[18]   Ibid. « […] il faut remarquer que le mot “peuple” ou “nation” s’entend dans deux acceptions différentes, dont la confusion donne lieu à des malentendus lourds de conséquence. On entend parfois par peuple l’ensemble des citoyens qui forment un seul corps et sont organisés en État ; on y inclut par conséquent le gouvernement, qui constitue une partie indispensable du système de l’État. Parfois au contraire le peuple désigne l’ensemble des citoyens par opposition au gouvernement. »

[19]   Ibid., p. 386. « […] la notion même de société n’est pas clairement établie par la science, chaque auteur en donne sa propre définition, très différente des autres. Sans entrer dans les détails, on peut cependant ramener toutes ces notions à un dénominateur commun. On entend en général par société l’ensemble des forces et des éléments privés qui composent le peuple. Le même peuple, organisé en un seul corps entier et indivisible, forme l’État, et il est aussi la société en tant qu’il se compose d’éléments divers. Le rapport de l’État à la société est donc le rapport de l’un au multiple. »

[20]   Berdâev Nikolaj, Russkaâ ideâ (L’idée russe), Paris, Ymca-Press, 1971, p. 147.

[21]   Ibid.

[22]   Emel’ânov Boris Vladimirovič, « Krasnyj » konservator Boris Čičerin, [http://shkola-mysli.by.ru/04-02.html], site consulté le 6 juillet 2007. Andreev Vâčeslav, « Krasnyj konservator », [http://sr.fondedin.ru/new/fullnews_arch_to.php?subaction=showfull&id=1084174138&archive=1086854170&start_from=&ucat=14&], site consulté le 6 juillet 2007.

[23]   Čičerin B. N., O narodnom predstavitel’stve, op. cit., p. 539. « Les institutions elles-mêmes apparaissent et se développent non pas selon une croissance organique, comme le rêvent parfois les adeptes de l’école historique, mais par la lutte des divers éléments qui les composent. […] On tient l’Angleterre pour le modèle du cours purement historique de la vie ; mais en Angleterre aussi les questions constitutionnelles les plus fondamentales ont été résolues par les armes ; la solidité des institutions est fondée sur les batailles qui ont été menées pour elles. La constitution anglaise a été payée au prix du sang, comme l’ont mainte fois souligné les historiens. »

[24]   Ibid., p. 540. « Il ne faut pas raisonner en la matière en fonction de principes historiques, de notions abstraites sur les caractéristiques spécifiques de telle ou telle nation, mais en fonction des conditions et des besoins réels qui existent à un moment donné. »

[25]   Ibid., p. v.

« Depuis la fin du siècle dernier, depuis que la révolution française a donné un nouvel élan aux idées libérales, les pays d’Europe occidentale vont irrésistiblement vers les institutions représentatives. La lutte entre les exigences de la liberté et les gouvernements qui s’efforcent de les contenir occupe toute la première moitié du dix-neuvième siècle et se poursuit encore. La balance penche soit d’un côté, soit de l’autre : tantôt la liberté, comme un torrent impétueux, se fraie un chemin, à travers tous les obstacles, tantôt c’est de nouveau la réaction qui triomphe et les peuples qui sont allés le plus loin dans leurs revendications restaurent jalousement le principe déchu du pouvoir ».

[26]   Čičerin B. N., « Moskva sorokovyh godov », op. cit., p. 57.

[27]   Ibid., p. 57-58. « L’enthousiasme était général ; tous les libéraux de l’époque débordaient de foi en l’humanité et attendaient quelque chose de nouveau des masses appelées soudain à la vie politique. Les événements qui suivirent furent pour tous une leçon édifiante : ils firent l’éducation de la pensée politique en la ramenant des idéaux à la réalité. »

[28]   Čičerin B. N., O narodnom predstavitel’stve, op. cit., p. vi. « Qu’est-ce qui est nécessaire à l’édification et au maintien d’institutions représentatives ? Où et quand sont-elles applicables ? Sur quoi se fonde leur force ? Ces questions sont à l’heure actuelle moins claires que jamais. Il fut un temps où l’on pensait que la force de la raison était en elle-même capable d’établir la liberté dans la société, qu’il suffisait aux peuples de le vouloir pour engranger tous les bienfaits de l’ordre représentatif. Les rudes leçons de l’histoire ont détruit ces rêves. […] Maintenant, les penseurs politiques sont passés de la théorie à la vie réelle : ils s’attachent à étudier les forces sociales pour trouver en elles les bases de l’édifice politique. »

[29]   Ibid., p. viii. « L’histoire russe ne nous empêche pas d’aimer la liberté, à laquelle toute âme noble aspire comme à un idéal suprême. Cela nous est moins étranger aujourd’hui que jamais. Au nom de la liberté, des liens séculaires tombent ; de grandes réformes la font entrer dans notre vie civile, dans les tribunaux, dans l’administration locale, dans la presse elle-même, enfin. Comme jadis la dextre toute puissante de Pierre a implanté la culture européenne en Russie, aujourd’hui les idées libérales, produites par la réalité européenne, s’installent dans notre patrie. […] À l’heure de ce nouveau rapprochement avec l’Europe, la question du développement des institutions libérales a pour nous un intérêt plus grand qu’autrefois. […] Qu’est-ce que la liberté ? Où sont ses limites ? Qu’est-ce qui détermine l’amplitude de son développement ? »

[30]   Ibid., p. vii. « L’étude des institutions et de la vie d’un seul État est insuffisante pour une intelligence complète de notre objet. Seule une étude comparative de l’histoire de l’ordre représentatif chez des peuples différents peut aboutir à des conclusions précises. »

[31]   Ibid., p. x. « J’ai voulu conserver ici, dans la mesure du possible, une impartialité totale, en résistant à la tentation de l’engouement, en refusant les formules toutes faites et en m’efforçant d’examiner tous les aspects de la question et de dresser le bilan général des résultats obtenus par la science et la pratique européennes. Je ne cacherai pas que j’aime les institutions libres ; mais je ne les tiens pas pour applicables en tout temps et en tout lieu, et je préfère une autocratie honnête à une représentation inconsistante. La liberté politique n’est bénéfique que lorsqu’elle est construite sur des bases solides, quand la vie d’un peuple a produit tous les facteurs indispensables à son existence. »

[32]   Ibid., p. 453. « Le premier signe est la littérature politique du pays. Il faut voir si elle est riche d’ouvrages qui couvrent les divers domaines de la vie politique et si oui, dans quelle mesure ils sont diffusés. Ce signe-là est d’autant plus important que moins les citoyens ont pu acquérir une formation politique par l’expérience, plus la part qu’ils ont prise aux affaires publiques s’est trouvée réduite. Là où l’administration du peuple par lui-même est une nouveauté, là où la pratique n’a pas généré des principes fermes et des conceptions déterminées, une formation théorique conséquente doit nécessairement compenser cette carence. »

[33]   Ibid., p. 9-10. « La liberté est à l’origine de tout droit. Le droit est précisément la liberté définie par la loi, c’est-à-dire la possibilité d’agir. […] La liberté doit être définie par la loi, c’est-à-dire qu’elle doit devenir un droit. À l’état sauvage, l’homme peut jouir d’une liberté sans contrainte, il n’a nul besoin de définitions juridiques : dans une société policée, la préservation de la liberté n’est possible qu’avec le développement du droit. […] Mais en devenant un droit, la liberté reçoit un caractère général. Elle est définie et préservée par la puissance publique, d’où émane la loi, et à laquelle l’individu particulier doit se soumettre, car nul ne peut être juge de son propre droit. D’un autre côté, tout droit doit être protégé contre l’arbitraire. Chaque membre libre de la société doit avoir la possibilité de défendre ses droits. Quand la liberté individuelle est soumise à la puissance publique, cette exigence ne peut être satisfaite que par la participation des citoyens au pouvoir lui-même, qui définit et préserve les droits. Tant que le pouvoir est indépendant des citoyens, leurs droits ne sont pas garantis contre son arbitraire. »

[34]   Ibid., p. 36. « L’activité humaine requiert espace et sécurité. La confiance dans l’avenir, dans la solidité de l’ordre, la certitude que l’arbitraire est impossible sont la condition première de toute entreprise. […] C’est pourquoi les peuples libres sont les plus riches et les plus policés. »

[35]   Ibid., p. 200. « Les barbares ont fait leur entrée dans l’histoire avec des principes de liberté individuelle inconnus dans le monde antique. »

[36]   Ibid., p. 208.

[37]   Ibid.

[38]   Ibid., p. 210. « En un mot, une lutte sans merci contre tous les éléments de l’histoire armés en guerre attendait la jeune liberté. Dressée devant eux, exclusive, sans traditions, sans organisation, avec pour seul appui ce qui était considéré comme une exigence de la raison, elle déclarait sa prétention à régner en maître sur le monde. Consciente de sa force, elle défia tous ses ennemis, déclara la guerre à tous les monarques et tendit la main aux peuples. »

[39]   Ibid., p. 230. « L’importance de la Grande Charte tient précisément au fait qu’elle n’est pas réservée à un ordre, mais revêt un caractère général. Elle comporte des dispositions qui ne s’appliquent pas aux seuls barons, mais s’étendent à tous. »

[40]   Ibid., p. 134. « […] là où l’aristocratie est tombée en raison de son impuissance ou des abus qu’elle a commis, elle ne peut être restaurée. […] L’aristocratie héréditaire n’a pas sa place là où le peuple est passé par une période prolongée d’absolutisme. »

[41]   Ibid., p. 353. « Comptant sur l’insignifiance absolue de tous ses rivaux, il [Bismarck] intervint au nom de la force, […] sans se soucier ni du droit, ni de la morale, ni de la liberté. »

[42]   Ibid., p. 357. « Son histoire présente les mêmes éléments originels que ceux de l’Occident. »

[43]   Ibid., p. 358-359. « [...] les principes du droit et de la liberté politique n’étaient pas étrangers à la société russe, elle les portait en elle depuis toujours, comme tous les autres peuples européens. »

[44]   Ibid., p. 358. « […] les éléments de la société étaient trop faibles et les liens entre eux étaient trop déficients ; c’est le pouvoir d’État, issu du droit princier de franc-alleu, qui leur a donné solidité et vigueur. »

[45]   Ibid., p. 356. « Cette importance historique du pouvoir autocratique lui a donné une puissance qu’il n’avait dans aucun autre pays d’Europe et devant laquelle toute institution représentative devait disparaître. Dès le xvie siècle, les étrangers qui visitaient la Russie ont souligné que le tsar était le monarque le plus absolu d’Europe et c’est encore vrai de nos jours. »

[46]   Ibid., p. 362. « L’état de servage généralisé ne pouvait pas contribuer au développement des principes du droit. [...] C’est pourquoi il n’a jamais été question en Russie d’une quelconque représentation investie de droits politiques. Les serfs n’ont pas de droits vis-à-vis de leur maître ; ils ne jouissent que d’avantages qui peuvent toujours leur être retirés. »

[47]   Ibid., p. 39. « Dans les États où la liberté n’existe pas, où l’on ne tolère pas la critique de l’ordre dominant, où l’expression des besoins de la société est considérée comme un manque de respect vis-à-vis du pouvoir, du gouvernement, et particulièrement du monarque, il n’est pas toujours aisé de connaître la situation réelle. Les abus sont soigneusement dissimulés, car seuls ceux qui en sont coupables ou responsables peuvent les mettre à jour. Ainsi, une apparence brillante masque en fait la pauvreté, le désordre, le non-droit, le pouvoir perd toute base véritable et tout appui solide pour agir, le mal s’accumule en secret, le mécontentement augmente, les forces matérielles et morales du peuple déclinent. »

[48]   Ibid., p. 41-42. « Dans une société de non-droit, un système énergique qui se fixe pour tâche d’écraser toute liberté de la société ne rencontrera aucune résistance. Il pourra marcher au but sans aucun obstacle, au milieu du silence général. On a beau se plaindre en secret, il n’y a aucun remède contre le mal et de longues années peuvent s’écouler qui nuisent gravement tant à la vie privée qu’aux intérêts généraux du pays. »

[49]   Ibid., p. 43-44. « L’un des inconvénients essentiels du gouvernement absolu est que les plus hautes fonctions de l’État n’y sont obtenues que par voie bureaucratique. Mais la bureaucratie n’est pas, tant s’en faut, le milieu le plus favorable au développement des capacités politiques. Elle sombre naturellement dans la routine et le formalisme. »

[50]   Ibid., p. 64. « Un long séjour dans l’opposition a des effets néfastes sur les talents et sur le caractère des hommes d’État. La critique systématique donne à l’esprit une tendance mesquine et négative. […] Rester longtemps dans l’opposition est la plus mauvaise école qui soit pour les hommes d’État et pour les partis. »

[51]   Ibid., p. 108. « Quand le pouvoir se sent fragile et se voit contraint d’appeler la société à l’aide, la seule issue pour lui est d’accorder des droits. […] Un gouvernement qui est incapable de mener sa tâche à bien doit renoncer au pouvoir sans partage. »

[52]   [http://www.philos.msu.ru/fac/history/fmu/chicherin.html], site consulté le 6 juillet 2007.

[53]   Ibid. p. 294. « Si en France le cours des événements, le caractère des composantes de la société, la capacité politique des classes inférieures et moyennes et l’incapacité des classes supérieures ont conduit à la prédominance de la démocratie, il faut l’admettre au lieu de combattre un ordre des choses que toute la vie passée d’un peuple a préparé. »

[54]   Ibid. « […] la politique doit raisonner en fonction des notions établies par les siècles. La prédominance de tel ou tel principe dans la vie d’un peuple n’est pas déterminée par des considérations théoriques, mais par l’histoire elle-même. »

[55]   Ibid., p. 561-562. « Ainsi, l’histoire interdit de rejeter catégoriquement les constitutions issues des révolutions ; mais elle indique les obstacles et les dangers qui accompagnent la consolidation des droits acquis par des coups d’État politiques. […] Les germes de la haine et de la discorde survivent longtemps aux guerres intestines et la société met du temps à se rétablir des secousses qui ont ébranlé ses bases. Condamnable du point de vue du droit et de la loi, la révolution demeure aussi toujours un mal sur le plan politique. C’est pourquoi elle ne peut jamais être la bannière du bon citoyen. Celui-ci doit toujours avoir pour but le développement légal des institutions par la lutte pacifique des idées, par l’action conjointe du gouvernement et du peuple. La vie peut parfois prendre un autre chemin. La lutte qui y est inévitable conduit parfois à des secousses ; l’arbitraire déforme le cours de l’histoire. Mais renoncer aux principes authentiques a toujours un prix et entraîne toujours des malheurs sans nombre. »

[56]   Reč’ B. N. Čičerina, Berlin, B. Behr’s Verlag (E. Bock), 1883, p. 19.

[57]   Ibid., p. 21.

[58]   Kizel’štejn G. B., « Boris Nikolaevič Čičerin », op. cit., p. 65.

[59]   Čičerin B. N., « Moskva sorokovyh godov », op. cit., p. 203. « J’ai poursuivi mon labeur avec obstination, mais bien souvent j’ai douté : c’en était assez, mon long travail serait-il un jour d’une quelconque utilité ? N’étais-je pas en train de me bercer de vaines fantasmagories ? […] Plus je vieillis, plus ces doutes se font tenaces. En me retournant sur ma vie, je trace, perplexe, un grand point d’interrogation. Seules les générations à venir peuvent apporter une réponse. »

[60]   Berdâev N., Russkaâ ideâ, Paris, Ymca-Press, 1971, p. 147.

[61]   Ibid. « Le thème russe de la liberté était plutôt lié à un anarchisme foncier qu’au libéralisme. »

[62]   Ibid.

 

Pour citer cet article

Sylvie Martin, « Un Russe européen à l’épreuve des Grandes réformes : la représentation nationale chez B. N. Tchitchérine ? », colloque La Russie et l’Europe : autres et semblables, Université Paris Sorbonne – Paris IV, 10-12 mai 2007 [en ligne], Lyon, ENS LSH, mis en ligne le 26 novembre 2008. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article122