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Les Voix de Russie et l’acte de naissance du libéralisme russe

Sylvie MARTIN

Université de Lyon, ENS LSH, UMR 5206 Triangle, Institut européen Est-Ouest

Index matières

Mots-clés : Russie, libéralisme, socialisme, révolution, intellectuels

Plan de l'article

Texte intégral

Dans l’introduction de son Histoire du libéralisme en Russie, V. V. Léontovitch définit le libéralisme comme « la réalisation de la liberté de l’individu »[1] et le caractérise ainsi :

Le libéralisme est l’œuvre de la culture européenne occidentale ; c’est pour l’essentiel déjà le fruit du monde gréco-romain du bassin Méditerranéen. Les racines du libéralisme remontent à l’antiquité ; à ce sous-bassement appartiennent des concepts très précis comme la personne juridique et le droit subjectif (au premier chef, le droit à la propriété privée), ainsi que certaines institutions dans le cadre desquelles les citoyens participent au gouvernement de l’Etat, notamment à l’activité législative. Les nations d’Europe occidentale ont redécouvert ces fondements du libéralisme qui ont été enrichis par nombre d’apports nouveaux.[2]

Citant Guido de Ruggiero[3] et Maurice Hauriou[4], Léontovitch souligne que deux facteurs historiques spécifiques sont à l’origine du libéralisme de l’Europe occidentale : « le système féodal et l’indépendance du pouvoir spirituel vis-à-vis du pouvoir temporel au Moyen-Age »[5]. Or, la Russie n’a connu ni l’un, ni l’autre.

Bien que l’essence du libéralisme en Russie fût parfaitement identique à celle du libéralisme occidental, même si le libéralisme eut aussi à supplanter en Russie l’Etat de police bureaucratique et absolutiste, il faut être bien conscient que le libéralisme russe était dépourvu de ces racines historiques capitales. Idéologiquement comme en pratique, le libéralisme russe avait en général tendance à recevoir des autres et à emprunter à l’extérieur. Ajoutons à cela que le modèle russe de l’Etat de police, incarné par le servage, était en contradiction encore plus marquée avec les principes du libéralisme que l’Etat de police occidental, tant dans le domaine politique que dans le domaine public.[6]

C’est l’une des principales raisons pour lesquelles Nikolaï Alexandrovitch Berdiaev oppose radicalement le libéralisme à « l’idée russe »[7]. Lorsque Léontovitch intitule son ouvrage Histoire du libéralisme en Russie, il rattache de fait la Russie à l’histoire des idées européennes : idéologie européenne, le libéralisme se décline dans les divers pays d’Europe, dont la Russie. Toutefois, Léontovitch parle également de « libéralisme russe », suggérant ainsi que la variante russe du libéralisme aurait des spécificités propres.

En 1856, Alexandre Ivanovitch Herzen publie à Londres dans son « imprimerie russe libre » (vol’naja russkaâ knigopečatnâ) le premier livret des Voix de Russie (Golosa iz Rossii), composés d’articles écrits en 1855. Après un bref Avant-propos de l’éditeur (Ot izdatelâ)[8], le recueil s’ouvre sur une Lettre à l’éditeur (Pis’mo k izdatelû) signée « un libéral russe » (Russkij liberal)[9]. Cette formule dissimule une écriture à quatre mains : celles de Konstantin Dmitrievitch Kavéline et de Boris Nikolaevitch Tchitchérine. Dans ses Mémoires, ce dernier explique : « la première moitié de l’article, jusqu’à la page 20, est de Kavéline, et la seconde de moi »[10]. Toutefois, il apparaît clairement au fil des Voix de Russie que le « libéral russe » est bel et bien Boris Tchitchérine. Outre la Lettre à l’éditeur, celui que Nikolaï Berdiaev identifie comme « l’unique philosophe du libéralisme »[11] parmi les penseurs du XIXe siècle russe est le seul auteur de trois autres articles publiés dans les Voix de Russie.[12]L’état de servage (O krepostnom sostoânii)[13], L’aristocratie et notamment l’aristocratie russe (Ob aristokratii, v osobennosti russkoj)[14] et Les problèmes actuels de la réalité russe (Sovremennye zadači russkoj žizni)[15] exposent une pensée ordonnée, construite et cohérente. L’auteur reste certes anonyme, mais sa philosophie avance à visage découvert : « C’est dans le libéralisme qu’est tout l’avenir de la Russie ».[16]

Le présent article tentera d’éclairer les circonstances de la naissance, en Russie, du « libéralisme » tel que Tchitchérine le présente, puis d’en cerner les caractéristiques fondamentales avant d’examiner le programme politique que ce « libéral russe » propose pour la Russie de son temps.

Une urgence politique : rétablir le dialogue entre le monarque et la nation

Rappelons que la Lettre à l’éditeur, ainsi que les trois autres articles de Tchitchérine, sont, comme tous les textes publiés dans les Voix de Russie, une réponse directe à l’appel Aux Frères des terres de la Russie ancienne lancé de Londres par Herzen en février 1853.

Pourquoi gardons-nous le silence ?
N’aurions-nous rien à dire ?
Ou bien nous tairions-nous parce que nous n’osons pas parler ? […]
Le temps est venu, croyons-nous, d’imprimer en russe hors de Russie. C’est vous qui montrerez si nous nous trompons.
Je me défais le premier des chaînes de mortification d’une langue étrangère pour retrouver ma langue maternelle.
L’envie de parler avec les étrangers disparaît. Nous leur avons parlé de notre mieux des terres de la Russie ancienne et du monde slave ; ce que nous pouvions faire est fait. […]
En signe d’union fraternelle avec les Russes libres, la société démocratique polonaise de Londres vous offre ses ressources pour acheminer des livres en Russie et faire parvenir vos manuscrits jusqu’ici.
A vous de les trouver et d’entrer en contact. […]
La porte vous est ouverte. Il est de votre conscience de savoir si vous voulez ou non en faire usage.
Si nous ne recevons rien de Russie, ce ne sera pas de notre faute. Si la quiétude vous est plus chère qu’une parole libre, gardez le silence !
Mais je n’y crois pas. Jusqu’à présent personne n’a rien imprimé en russe à l’étranger parce qu’il n’existait pas d’imprimerie libre. Il y en aura une le 1er mai 1853. […]
Etre votre organe, votre parole libre de toute censure, c’est là tout mon but ! […]
Vous aimiez naguère mes écrits. Ce que je dirai à présent n’est plus aussi juvénile ; on y sent moins la flamme joyeuse et claire, la foi limpide dans un avenir proche qui filtraient à travers les grilles de la censure. C’est toute une vie qui est ensevelie entre ce temps-là et aujourd’hui. Mais en compensation de pertes immenses, ma pensée mise à l’épreuve est devenue plus mûre, il me reste peu de convictions, mais celles qui ont subsisté sont fermes.
Accueillez-moi donc comme des amis de jeunesse accueillent un soldat qui rentre du service, chargé d’ans et couvert de blessures, mais qui a gardé son drapeau dans l’honneur, en captivité comme en terre étrangère, et qui vous tend la main avec l’amour sans bornes d’autrefois pour renouer notre vieille union au nom de la liberté polonaise et russe. [17]

Né en 1828, Boris Tchitchérine évoque longuement dans ses Mémoires la Russie de Nicolas Ier et notamment les « sept années de ténèbres » (mračnoe semiletie) qui suivent les révolutions de 1848 : la fine fleur de la pensée russe encore en vie est réduite au silence et le jeune homme de vingt ans, pourtant habité par le goût de l’étude, passe son temps en mondanités pour tuer le temps et tromper un ennui qui confine parfois au désespoir. Comme bon nombre de ses compatriotes, il accueille la mort de Nicolas Ier avec un immense soulagement. On comprend l’empressement qu’il met à répondre à l’appel de Herzen, mais aussi les espoirs qui l’animent lorsqu’il rédige des textes conçus comme « un passage à l’action », selon l’expression de Herzen dans son Appel. Les premières lignes de la Lettre à l’éditeur témoignent de ces circonstances particulières :

Les événements politiques inhabituels de ces derniers temps ont suscité des phénomènes inédits, extraordinaires dans la vie morale et intellectuelle de la Russie. Du tsar au simple journalier, le pays tout entier, tiré de la léthargie mortelle dans laquelle il était plongé jusqu’alors, a mesuré avec étonnement l’étendue de son malheur. Le fruit en est une abondance de manuscrits, surgis comme par enchantement, qui proposent des réponses aux milliers de questions que pose la réalité russe actuelle. Cette littérature concerne exclusivement la Russie, elle n’a de véritable sens que pour elle seule et ne saurait avoir un caractère général.[18]

La première moitié de la Lettre à l’éditeur est une manière d’état des lieux qui brosse le triste tableau de la Russie au lendemain du long règne de Nicolas Ier. La hantise du tsar de voir la Russie contaminée par les révolutions européennes l’a conduit à instaurer une oppression si lourde qu’elle a étouffé toute pensée féconde.

Depuis le Congrès de Vienne, où, après avoir vaincu glorieusement le plus grand capitaine du monde, nous avons restauré pour un temps un certain ordre et un certain calme, indispensables après une longue période de guerres incessantes, depuis ce moment-là, nous, les Russes, qui étions les principaux auteurs du rétablissement de la paix générale, nous avons été soupçonnés par notre propre gouvernement de nourrir des intentions destructrices et dangereuses. […] L’Europe se rebellait, changeait les dynasties et les formes de gouvernement, et c’est nous que l’on châtiait. Le système de prévention des crimes politiques a atteint en Russie un degré tel que la pensée russe suffoquait sous une oppression insupportable.[19]

Toutefois, l’oppression en elle-même est moindre mal : la méfiance du pouvoir aboutit à une véritable perversion du régime qui devient « une tyrannie d’un genre nouveau ».

Mais ce n’est pas le pire. La Russie a vu apparaître, puis se fortifier pour enserrer l’ensemble du pays dans ses rets à la faveur de quarante années de terreur, une bureaucratie avide, corrompue et ignorante ; placée entre le tsar et le peuple, elle maintient artificiellement, sous le noble prétexte d’être dévouée au tsar et de sauvegarder son trône, un abîme entre lui et le pays honteusement opprimé. Cette tyrannie d’un genre nouveau, inconnu dans les temps anciens comme dans le monde moderne, constitue encore de nos jours un milieu impénétrable qui empêche d’une part le tsar d’entendre la voix de la Russie et d’autre part la Russie d’entendre les pensées et les desseins du tsar. […] Il est clair comme le jour que de telles relations entre le souverain et le peuple représentent un danger dont des faits irréfutables ont apporté la preuve incontestable. Ces relations nous ont fait perdre toute notre gloire et tout notre poids politiques et militaires[20] ; elles sont source d’ignorance et d’ignoble servilité, ce qui a entraîné le manque actuel d’intelligences.[21]

L’origine de la crise qui cause la ruine économique, militaire et diplomatique de la Russie est bien de nature politique : il faut la chercher dans le divorce entre le souverain et son peuple. Le peuple, en l’occurrence, ce n’est pas « la masse » (massa) ou « les basses classes » (nizšie klassy), mais bien la nation, en particulier sa part « pensante » (russkaâ mysl’, myslâŝie lûdi).

Le tsar russe ne connaît pas son peuple et ne peut le connaître parce qu’il en est totalement coupé, il n’a pas de relations immédiates et directes avec lui. Quoi d’étonnant à ce qu’il le considère comme une foule de rebelles, un ennemi dangereux qui dissimule plus ou moins habilement ses intentions destructrices ?[22]

C’est pourquoi le libéral russe, conscient des risques que fait courir au pays la défiance du souverain vis-à-vis de son peuple, a pour ambition immédiate de mettre fin à leur méconnaissance réciproque. En cela, ses textes valent action politique.

Comment donc la pensée russe se fera-t-elle entendre ? Comment des relations directes entre le tsar et le peuple seront-elles rétablies ? Comment se comprendront-ils enfin ? Il n’est pour cela qu’un seul moyen : que la pensée russe s’exprime ouvertement et directement par le truchement d’articles ou d’ouvrages qui, édités à l’étranger, ne manqueront pas d’attirer l’attention.[23]

En ce moment particulier où le pays semble sur le fil du rasoir, la tâche est rude et pleine de risques. La Lettre à l’éditeur constate que les penseurs libéraux, comme tous les intellectuels russes, sont pris entre un système politique hostile et une masse (d’autres, comme Nikolaï Gavrilovitch Tchernychevski, diraient un « peuple ») qui ne les comprend pas[24]. Ils ont en outre la caractéristique d’être souvent desservis par les leurs.

On ne peut attendre que du mal de la bureaucratie apparue en Russie depuis le Congrès de Vienne, de cet organe indocile de la volonté du tsar, de cet ennemi du souverain et de la Russie.
Etouffant sous une oppression douloureuse, la pensée russe cherche une issue. Placée entre une bureaucratie insensée, je dirai même criminelle, et une masse ignorante, elle n’a en elle-même aucune portée politique, aucune base matérielle capable de la soutenir et de la protéger contre la violence. L’existence en Russie d’un parti libéral fort, susceptible d’être un danger pour le gouvernement relève de la pure fiction qui, née après le Congrès de Vienne, s’est consolidée au sein du gouvernement au cours du règne précédent. Elle est aujourd’hui entretenue à dessein, à la fois par les gens d’inspiration libérale qui veulent donner quelque prestige à leur opinion et faire les importants devant les étrangers, et par nos fonctionnaires et nos dignitaires qui, brandissant l’épouvantail de la révolution, tiennent ainsi avec plus de commodité et d’aisance les souverains au creux de leur main et les détournent de toutes les innovations utiles pour le peuple, mais néfastes pour la bureaucratie. [25]

Si les étrangers sont des oreilles de choix pour les libéraux russes, c’est bien parce que le libéralisme, né et développé en Europe occidentale, leur est une idéologie familière. Tchitchérine serait le dernier à le nier, lui qui a si haute opinion des valeurs proclamées par la Révolution française dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Pour cet occidentaliste convaincu, c’est précisément parce que la Russie est un Etat européen que son avenir est dans le libéralisme : sa vocation est de suivre le mouvement historique européen dont elle est partie intégrante. Toutefois, elle doit le suivre à son pas, en fonction de ses particularités historiques. Aussi le libéralisme en Russie devient-il nécessairement un libéralisme russe. C’est ce dernier dont Tchitchérine s’attache à définir les traits fondamentaux dans la seconde partie de la Lettre à l’éditeur.

Le rejet de la révolution, la réfutation du socialisme

Une simple phrase sert de transition entre les deux moitiés du texte : « Voilà le véritable état des choses en Russie »[26]. Immédiatement après, et il en sera ainsi jusqu’à la fin, le texte apostrophe directement Herzen : « Vous le voyez, nous sommes en désaccord avec vous sur de nombreux points »[27]. Sur un ton violemment polémique, Tchitchérine définit les principes du libéralisme russe en opposant ce dernier au socialisme, incarné par Herzen.

Tout d’abord, Tchitchérine rejette par principe la révolution. A la fois échec et malheur politiques, elle ne se conçoit légitimement que comme solution de dernier recours face à un pouvoir tyrannique.

Vous vous êtes précipité dans les bras du parti occidental de la révolution et vous rêvez avec lui de renverser l’ordre existant, de détruire un corps formé par l’histoire, vous rêvez de la domination des basses classes de la population, appelées par le parti de la révolution à régénérer le monde dans le déchaînement de la force. Pensez-vous trouver de la sympathie parmi nous ? Si vous pouviez pour un moment rentrer dans votre patrie, vous seriez au désespoir. Vous trouverez encore bon nombre de libéraux ; le libéralisme a même fait des progrès assez considérables durant la guerre actuelle. Mais vous ne rencontrerez pas de révolutionnaires. Les théories révolutionnaires ne nous sont pas seulement inapplicables ; elles sont contraires à toutes nos convictions et heurtent notre sens moral. N’allez pas penser, cependant, que notre point de vue soit celui des conservateurs obtus, occidentaux et russes. Nous comprenons la portée des révolutions ; nous savons que là où domine un système conservateur obstiné qui ne laisse aucune place au mouvement et à l’évolution, la révolution apparaît, conséquence inéluctable de cette politique. C’est une loi éternelle de l’histoire mondiale. Mais nous considérons cela comme une triste nécessité, un aspect malheureux du développement humain et nous tenons pour heureux le peuple capable d’éviter les bouleversements violents. [...] Faire de la révolution une doctrine politique, prêcher le soulèvement et la violence comme unique moyen d’atteindre le bien […], cela offense à la fois le sens moral et les convictions nées de la science.[28]

Pour Tchitchérine, une révolution aurait pu survenir en Russie si le régime instauré par Nicolas Ier avait duré. Mais puisque le nouveau règne commence sous de favorables auspices, envisager une révolution, à plus forte raison l’appeler de ses vœux, témoigne d’une immaturité politique insigne. Le libéral ne se fait pas faute de rappeler à Herzen qu’il a lui-même salué de Londres l’avènement d’Alexandre II.[29]

Les doctrines révolutionnaires auraient pu faire souche parmi les Russes si le gouvernement avait poursuivi sa route dans la même ornière. Mais manifestement, il prend un autre sens et une ère nouvelle s’ouvre dans la vie de notre société. Vous l’avez-vous-même compris en écrivant à l’empereur Alexandre II une lettre pleine de sentiments nobles et d’un ardent amour pour le peuple.[30]

Très vite, Tchitchérine passe du rejet de la révolution à la réfutation en règle du socialisme. Son argumentation se fonde sur une philosophie hégelienne de l’histoire à laquelle il sera fidèle toute sa vie ; la conciliation harmonieuse de l’ordre et de la liberté sous l’égide de l’Etat est l’idéal politique vers lequel doivent tendre tous les efforts. L’histoire est le produit de l’affrontement incessant des deux principes contradictoires d’ordre et de liberté, constitutifs de la nature de l’homme comme de celle des sociétés, et indispensables à leur développement. Les peuples évolués sont ceux qui s’inscrivent dans ce mouvement de l’histoire, qui n’est autre que l’histoire du principe même de liberté ; ce sont les peuples « occidentaux », c’est-à-dire chrétiens, les peuples « européens » dont l’identité commune est précisément de partager ce même mouvement de l’histoire[31]. Les « peuples de l’Orient », en revanche, ne sont encore que des enfants, conformément à une pensée ou l’organisation politique des peuples répond à celle du corps, et leur évolution aux différents âges d’une vie. Ils sont conçus comme statiques[32] : on perçoit là un écho de la Première lettre philosophique de Petr Iakovlevitch Tchaadaev[33], prémices du débat sur l’identité de la Russie qui oppose vigoureusement occidentalistes et slavophiles au moment où Tchitchérine rédige ses manuscrits et les envoie à Herzen.

Ce débat résonne à la fois dans l’argumentation que développe Tchitchérine pour récuser le socialisme et dans le ton qui est le sien vis-à-vis de Herzen. En effet ce dernier est, selon la propre expression de Tchitchérine, un « homme de pensée et de science »[34], alors que la théorie slavophile « n’était bien sûr que pure divagation, dépourvue de tout fondement scientifique, tant historique que philosophique »[35]. Aussi, malgré la virulence de son article, Tchitchérine est-il encore très attaché à Herzen. Lorsque celui-ci quitte la Russie pour Paris en 1847, le futur libéral russe a dix-neuf ans ; il fait ses études à la faculté de droit de l’université de Moscou où il suit avec un intérêt passionné les cours et les conférences publiques de Timofeï Nikolaevitch Granovski. En 1848, Mikhail Alexandrovitch Bakounine participe à la révolution de février à Paris, Herzen y assiste, tandis que Tchitchérine, à Moscou, crie « Vive la République » drapé dans un drap, à l’antique. Dès mars 1848, Nicolas Ier proclame dans un manifeste que la Russie, menacée par les troubles qui, de la France à l’Autriche, visent à « renverser les autorités légales et à jeter à bas tout ordre social », est prête à « faire front contre ses ennemis, où qu’ils soient » et à « protèger l’inviolabilité de ses frontières »[36] ; deux mois plus tard, en mai, Tchitchérine fête ses vingt ans. En 1849, les milieux intellectuels russes et les universités, particulièrement celle de Moscou, font l’objet d’une sévère reprise en main. Le prince Platon Alexandrovitch Chirinski-Chikhmatov est nommé ministre de l’instruction publique, Nicolas Ier interdit les cours de philosophie et d’histoire des idées politiques à l’université de Moscou, les membres du cercle de Mikhail Vassilievitch Petrachevski sont arrêtés. Or, c’est précisément en 1849, alors que commencent les « sept années de ténèbres », que Herzen choisit définitivement l’émigration avec l’ambition de créer à l’étranger une imprimerie russe libre. Tchitchérine ne nourrit évidemment pas la moindre sympathie pour Bakounine. En revanche, l’aura de Herzen est pour lui toujours prégnante. Herzen demeure à ses yeux une grande figure d’intellectuel russe épris de liberté et fidèle à un certain code de valeurs. La seconde moitié de la Lettre à l’éditeur s’ouvre et se clôt sur un hommage touchant :

Voilà le véritable état des choses en Russie. Vous le voyez, nous sommes en désaccord avec vous sur de nombreux points. Tout en respectant en vous, du fond du cœur, l’un des écrivains russes les plus doués, en appréciant en toute impartialité votre amour pour la Russie, notre grande mère commune, en gardant de vous le plus reconnaissant souvenir pour votre brillante activité littéraire et l’influence très favorable que vous avez exercée sur la pensée russe lorsque vous étiez encore en Russie, nous sommes loin de partager votre façon de penser, et d’avoir de la sympathie pour votre action depuis votre départ à l’étranger.[37]

Pour autant, Tchitchérine est loin de faire grief à Herzen de son départ : le dernier paragraphe de la Lettre à l’éditeur en témoigne.

Et pourtant, sans avoir de sympathie pour votre activité d’aujourd’hui, en nous tenant résolument à l’écart de votre bannière, nous sommes contraints, en raison de l’absence de toute publicité des débats[38] en Russie, de chercher, pour la pensée russe contemporaine, un refuge et un toit bienveillant auprès de vous. Je m’en remets à vous en vous priant de publier à la fois cette lettre et les articles qui lui sont joints sans aucune modification, en russe, non pas dans l’Etoile polaire[39], mais séparément. J’aurai pour caution votre noblesse personnelle et votre sens de l’honneur : vous n’abuserez pas de ma confiance, vous ne souhaiterez pas dissimuler ou déformer cette lettre et les articles qui lui sont joints, en mettant à profit les avantages dont jouit l’homme qui a le droit de tout dire et de tout publier sur celui qui est condamné dans sa patrie à un profond silence, un silence absolu.[40]

Tchitchérine fait tout d’abord mine de croire qu’éloigné par l’exil, Herzen a perdu de vue la réalité russe et les besoins véritables du pays. Il serait en quelque sorte devenu socialiste par acculturation.

Il me semble qu’éloigné de Russie, vous avez comme oublié tout ce qui nous inquiète, tous nos espoirs et toutes nos aspirations. Cette mise à distance est peut-être l’un des fruits les plus amers de l’exil. Votre nouvel environnement a entièrement accaparé votre attention, ses intérêts comme ses espoirs sont devenus les vôtres, et vous confiez tout cela à votre plume en oubliant que ce sont d’autres objectifs et d’autres aspirations qui dominent en Russie. […]
Ici, tout est en mouvement ; tout ce que la société compte d’hommes de bien a le regard et l’attention fixés sur les remèdes à apporter à nos maux intérieurs, sur l’amélioration des lois, sur l’élimination des abus. Nous ne pensons qu’à la manière dont nous pourrions libérer les paysans sans ébranler l’ensemble de la société, nous rêvons d’instaurer la liberté de conscience dans l’Etat, d’abolir, ou au moins d’assouplir la censure. Et vous venez nous exposer les fondements fantasmagoriques de sociétés sociales qui trouveront à grand peine une application concrète dans des centaines d’années, mais qui à ce jour n’ont pour nous rigoureusement aucun intérêt pratique. Nous sommes prêts à nous rassembler autour de n’importe quel gouvernement un tant soit peu libéral et à le soutenir de toutes nos forces, car nous avons la ferme conviction que c’est seulement par le biais du gouvernement que l’on peut agir et parvenir à quelque chose en Russie. Et vous, vous nous prêchez la destruction de tout gouvernement, et vous faites de l’anarchie proudhonienne l’idéal du genre humain. Que peut-il y avoir de commun entre vous et nous ? Sur quelle sympathie pouvez-vous compter ?[41]

Très vite néanmoins, la critique de Tchitchérine se fait plus fondamentale en mobilisant certains éléments de la controverse historique russe sur la « communauté » (obŝina). Pour les occidentalistes, l’obŝina n’est rien d’autre que l’une des formes d’organisation sociale collective que connaissent toutes les sociétés humaines à l’aube de leur développement historique : elle dénote un stade primitif d’évolution et si le XIXe siècle russe en porte encore les traces, c’est sans conteste signe du retard économique et politique de la Russie sur les autres pays de la famille européenne. Selon les slavophiles en revanche, l’obŝina est la marque de la spécificité du peuple russe, naturellement porté au partage et à la vie collective. De preuve patente de l’arriération russe, l’obŝina se transmue alors en symbole d’avant-garde, qu’elle dénote soit un messianisme chrétien lié à l’orthodoxie de la troisième Rome, soit la vocation de tout temps socialiste d’un peuple « communiste par nature ».

C’est sur le terrain de la philosophie de l’histoire et sur la lecture de l’histoire russe que Tchitchérine porte contre Herzen les attaques les plus âpres. Il lui reproche d’avoir renié les conceptions occidentalistes pour trouver une justification théorique à ses positions en faisant de la Russie le génie du socialisme.

Dans quel but faites-vous passer les Russes, aux yeux de l’Europe, pour ceux qui vont transformer le monde européen et mettre en œuvre les théories du socialisme ? Il vous reste manifestement peu d’espoir de les mettre en pratique par la voie de la raison et de la culture, si vous devez recourir à des forces à demi-sauvages, encore plongées dans une somnolence qui dure depuis des siècles. Qu’avez-vous donc trouvé chez le paysan russe, ce pauvre martyr qui s’éveillera Dieu seul sait quand à la conscience de ses capacités pour commencer à agir de lui-même et avec raison ? […] Qu’a-t-il donc fait pour que l’on puisse en attendre la renaissance à venir de l’humanité ? Et qu’avez-vous donc trouvé à la communauté russe, cet embryon à moitié sauvage de vie sociale, où la terre appartient à l’Etat que vous haïssez et où le paysan est serf, ou peu s’en faut ? Vous y voyez une manière de communisme et vous vous réjouissez de ce phénomène, comme s’il confirmait vos théories. Mais un communisme de cette sorte est très facile à mettre en place : il suffit qu’il y ait des propriétaires fonciers et des esclaves. […] Si vous voulez vraiment trouver une confirmation de fait à vos conceptions socialistes, tournez-vous plutôt vers des communautés libres, qui ignorent la propriété privée en toute indépendance ; vous en trouverez foule chez les sauvages. Considérez les Indiens, les Arabes, les Sauvages d’Amérique, les Nègres et désignez en eux les futurs bienfaiteurs du genre humain. Ils sont encore moins civilisés que nos paysans, ou, à vous en croire, moins corrompus par de fausses lumières ; ils ne connaissent pas l’oppression de l’Etat qui selon vous pervertit l’homme ; en un mot, ils ne sont pas porteurs de traditions historiques qui les rendraient incapables de faire leurs vos séduisantes théories. Si vous voulez être cohérent avec vous-même, ne vous arrêtez pas à la Russie ! Allez au-delà, et présentez-nous le Nègre, l’être le moins développé et le plus opprimé, comme celui qui, justement pour cette raison, doit faire renaître l’humanité pervertie par les lumières de l’histoire.[42]

Là est bien, selon Tchitchérine, la trahison intellectuelle de Herzen : l’apologie de la révolution, c’est-à-dire de la destruction violente et brutale de l’existant au profit d’une édification ex nihilo, n’est rien d’autre qu’une gigantesque supercherie indigne d’un scientifique. Cela revient à nier l’histoire elle-même, donc l’ensemble du développement du genre humain : l’apparente générosité dissimule en fait une suffisance hors du commun, à la mesure du mépris de l’humanité qu’elle révèle. La dimension christique et messianique du socialisme russe que Berdiaev mettra en exergue est dès 1855 sévèrement dénoncée par Tchitchérine comme une ineptie intellectuelle et politique, une confusion inacceptable et désastreuse de deux ordres de grandeurs : le terrestre et le céleste, le politique et le spirituel.

Vous, les socialistes, vous vous considérez comme les nouveaux chrétiens, appelés à régénérer le monde une seconde fois. Les chrétiens marchaient, fortifiés par la foi en le sauveur qui avait apporté sur terre une parole de rachat ; leur prêche niait le terrestre au nom du céleste qui leur avait été révélé par le propre fils de Dieu. Mais vous, sur quoi pouvez-vous prendre appui ? […] De quel droit avez-vous la suffisance de penser, vous, une poignée à peine discernable au sein du genre humain, que vous êtes les seuls détenteurs de la vérité ?[43]

En dépit du fait que vous vous considérez comme les apôtres d’une renaissance, toutes vos conceptions vous rattachent à un passé révolu. Vous n’êtes pas même des hommes du XIXe siècle, mais les héritiers des penseurs du XVIIIe siècle, aux idées nobles, mais superficielles ; vous n’avez pas avancé d’un seul pas. Les hommes du XIXe siècle ne se contentent plus de phrases générales et de croyances irréfléchies. Ils sont descendus du ciel sur la terre ; ils ont quitté la métaphysique pour étudier les phénomènes, abandonné les utopies sociales pour appliquer concrètement leur pensée à la réalité en empruntant non la voie de la négation, mais celle de l’évolution progressive. […] C’est d’actes que nous avons besoin, pas de phrases ronflantes, ni de scènes mélodramatiques.
Vous avez à ce point oublié l’histoire que vous n’y voyez même pas la loi de la progressivité qui en pénètre tous les phénomènes. Vous examinez avec un mépris plein de morgue tous les degrés et les formes médianes, tous les maillons intermédiaires de la chaîne de l’histoire. Et pourtant ces formes médianes constituent la vie des sociétés et des peuples ; c’est à travers elles que s’accomplit la progression, les créer est la tâche de l’histoire contemporaine.[44]

Et n’est-il pas étrange que vous en soyez arrivé à de semblables conceptions, vous, un homme de pensée et de science ? Il suffit ! Laissez cette théorie à Proudhon et à ses pairs, laissez la au parti sans cervelle des républicains rouges toujours prêts à se précipiter pour détruire, mais sans aucune force pour créer, à ce parti dont la folie a causé la perte de la République en France et a justifié le despotisme de Louis-Napoléon. Oui, Louis-Napoléon a raison ; nous pouvons le dire, nous, ses véritables ennemis, nous qui n’avons jamais nourri la moindre estime pour ses qualités personnelles. Il a raison d’avoir passé la bride, ne serait-ce que pour un temps, à cette tribu tout aussi incorrigible que les aristocrates français, à cette tribu qui use éternellement de grandes phrases sans avoir une once d’intelligence politique.[45]

De fait, au-delà de la véhémence du ton, Tchitchérine formule ici sa conception de l’action politique : les changements d’institutions, voire de régime, doivent être effectués opportunément, en temps voulu, lorsque l’évolution historique le réclame et que les sociétés y sont prêtes. La tâche du gouvernement est d’en favoriser l’heureux avènement en les accompagnant. Socialistes et aristocrates partagent un même défaut, ils méconnaissent le temps historique ; ils commettent une même faute politique, celle d’être à contretemps. Les premiers sont des utopistes qui dessinent un futur abstrait, sans aucun rapport avec la réalité concrète du temps. Les seconds, hormis les aristocrates anglais encore en sursis, sont au mieux conservateurs, au pire réactionnaires, c’est-à-dire en retard sur l’histoire qui les dépasse, rendant caduc leur rôle politique et social. C’est la thèse que Tchitchérine développe dans L’aristocratie et notamment l’aristocratie russe, dont le corollaire est L’état de servage. Après avoir récusé le conservatisme des aristocrates, la violence brutale de la révolution et l’utopisme des socialistes, le libéral russe expose son credo politique dans Les problèmes actuels de la réalité russe ; rédigé en juin 1855, cet article de 84 pages s’ouvre par une réflexion sur l’histoire russe pour se clore sur un véritable programme politique, où sont recensées les mesures qui s’imposent à la Russie de son temps.

Le libéralisme : une bannière et un programme

Nous n’insisterons pas ici sur la lecture que fait Tchitchérine de l’histoire russe. Bornons-nous à relever les grands maux dont la Russie est affligée selon lui en ce milieu du XIXe siècle. Le premier est « le mensonge officiel qui domine partout » : « on peut dire sans exagérer que toute déclaration officielle n’est rien d’autre qu’un mensonge »[46]. Le deuxième est « la corruption généralisée des fonctionnaires civils et militaires : les abus sont l’état normal de notre administration ».[47] Enfin, le pays souffre de « l’incompétence généralisée des dirigeants. Les difficultés actuelles ont révélé combien notre gouvernement comptait peu d’hommes de talent qui connaissent leur affaire. […] L’incompétence est une sorte de licence qui permet d’obtenir une fonction importante ».[48]

Outre la « tyrannie d’un nouveau genre » que fut le règne de Nicolas Ier, cette situation désastreuse est due à l’étape historique que connait la Russie. Le XVIIIe siècle voit l’achèvement du processus d’organisation de l’Etat péniblement entamé au XVe siècle, consolidé par l’« action de génie » de Pierre le Grand et dont la « sagesse libérale » de Catherine II marque l’apothéose[49]. Au XIXe siècle, l’action du gouvernement est devenue excessive. En effet, « le gouvernement et le peuple sont les deux composantes fondamentales de la société : le peuple constitue le corps de l’Etat tandis que le gouvernement en est la tête et l’ordonnateur. »[50] Or « dès que l’un des deux prend trop lourdement l’avantage sur l’autre, il y a immédiatement disharmonie dans la société. […]. C’est dans l’éternelle recherche de l’équilibre que réside la vie politique des Etats »[51]. Aussi, « quand un gouvernement a étouffé la vie du peuple, il devient nécessairement une machine sans vie »[52]. Or, le peuple, c’est-à-dire la société, ne saurait prendre la part qui doit être la sienne dans la vie politique sans liberté, car celle-ci est la condition indispensable de toute vie intellectuelle et culturelle, donc de toute civilisation et de tout développement.

La culture ne peut se passer d’un certain degré de liberté. […] La science et l’art ont leur nature propre, qui ne cède à aucune prescription gouvernementale. […] [Le gouvernement] n’est en aucune façon juge en cette matière ; il ne peut pas dire « pensez comme ceci ou comme cela, étudiez les phénomènes de cette manière et non d’une autre, représentez seulement tel ou tel aspect de la vie ». L’art et la science ne sont pas soumis à de semblables exigences, car ils sont libres par essence ; on peut les détruire, mais il est impossible de leur fixer des directions arbitraires.[53]

Aussi est-ce bien dans le régime autoritaire imposé à la Russie depuis le début du XIXe siècle qu’il faut chercher l’origine directe des multiples crises qui paralysent le pays et dont la guerre de Crimée est le révélateur.

Les règles de censure sont si rigoureuses qu’il est impossible d’écrire quoi que ce soit qui ait humainement un sens. Toute pensée est traquée. […] Les universités sont privées des droits dont elles jouissaient autrefois et le nombre même des étudiants est contingenté. […] La Russie régresse en matière d’instruction. […] Or, la prospérité matérielle du peuple est liée elle aussi à l’instruction. L’industrie ne peut se passer de la science, mais celle-ci est en butte à l’hostilité en Russie.[54]

Paralysée et dans l’impasse, la Russie des années 1850 est pour cette raison même à un tournant de son histoire. Elle ne peut progresser qu’en faisant du peuple, aux côtés du gouvernement, un acteur à part entière de la vie politique.

[…] jusqu’à maintenant, seul l’élément gouvernemental était présent sur la scène ; il faut aujourd’hui laisser accéder aussi à l’action l’élément populaire méprisé jusqu’alors. Il a expié par des siècles de docilité ses tendances anarchiques de jadis[55]. Il s’est soumis à l’ordre de l’Etat, il a été éduqué pour la vie politique. On doit désormais le considérer non plus comme un enfant au maillot, mais comme un homme qui pense et agit par lui-même.[56]

Tchitchérine se hâte de préciser qu’il ne s’agit pas là d’une revendication révolutionnaire, mais bien de l’organisation du passage à une autre phase de l’histoire où principe d’ordre et principe de liberté coexisteront harmonieusement.

Mais nous demeurons reconnaissants à celui qui nous a éduqués et nous sommes prêts à l’aimer comme autrefois, pourvu qu’il comprenne nos besoins et donne satisfaction à nos justes désirs. Nous n’avons pas besoin de droits liés à un état, ni d’une limitation du pouvoir du tsar à laquelle personne ne songe en Russie. C’est la liberté dont nous avons besoin ![57]

Toute la conception de l’histoire et de l’Etat de Tchitchérine fonde ces quelques lignes. Les « droits liés à un état » (soslovnye prava), appartiennent à phase révolue de l’histoire ; si l’aristocratie les revendique, hantée par un âge d’or mythique de la Russie kiévienne où le grand prince n’était que le « frère aîné » des autres princes qui partageaient le pouvoir avec lui, c’est une exigence réactionnaire au sens propre du terme. En effet, l’histoire elle-même la rend caduque : l’urgence est au contraire de mettre fin à la « division en états » (soslovnost’) qui structure encore la société russe, alors même qu’elle est désormais une entrave majeure à son bon développement. Catherine II avait engagé le pays sur cette voie par les chartes accordées à la noblesse et aux marchands, il faut aller jusqu’au bout de cette logique en abolissant le servage afin que l’ensemble de la population jouisse de la liberté civile. Tchitchérine consacre une grande partie de L’état de servage à démontrer que le servage ne trouve aucune justification, ni morale, ni économique, ni politique. L’historien réfute méthodiquement l’ensemble de l’argumentation avancée au début du siècle par Karamzine pour justifier dans une même logique le servage, le rôle politique privilégié de l’aristocratie et l’autocratie.[58] La conclusion du libéral russe est sans appel :

Le gouvernement tout comme les propriétaires fonciers affirment également que les aspirations libérales ne sont rien d’autre qu’une imitation de l’Occident inapplicable à la Russie. La Russie, selon eux, est un pays tout à fait différent des autres, doté de spécificités qui font de l’ordre existant le seul qui soit possible pour elle. Personne d’ailleurs ne s’est encore donné la peine d’expliquer ce que sont ces spécificités bizarres. Apparemment, c’est d’habitude ce qui est utile aux autorités.
Leurs arguments sont par conséquent identiques : ce sont les arguments de tous les oppresseurs.[59]

Le juriste conforte l’analyse de l’historien ; le servage est « illégitime », c’est-à-dire aberrant sur le plan juridique, depuis que la noblesse a été affranchie de l’obligation de service.

[…] si les nobles étaient affranchis de l’obligation de servir le tsar, alors les paysans aussi devaient en toute justice être affranchis de l’obligation de servir le propriétaire foncier. Nous avons effectivement des raisons de penser que sous le règne de Catherine l’on avait aussi préparé une charte pour la paysannerie. […] Toutefois, il n’en fut rien. […] C’était une injustice criante, là commence l’illégitimité du servage.[60]

Quant à la « limitation du pouvoir du tsar », c’est-à-dire au passage à une monarchie constitutionnelle, il est faux de dire que personne n’y songe en Russie. Tchitchérine lui-même fait partie de ceux qui y voient l’évolution politique normale du pays. Il le dira clairement dix ans plus tard dans La représentation nationale (O narodnom predstavitel’stve), sa seconde thèse, où il étudie les institutions représentatives. La circonspection dont il fait preuve en 1856 répond sans aucun doute à une préoccupation tactique : Alexandre II vient juste d’accéder au trône et trente ans après l’épisode décembriste, il est indispensable de ne pas alarmer un pouvoir qui doit entreprendre de profondes réformes.

Toutefois, affirmer que personne ne songe à limiter le pouvoir du tsar en Russie ne relève pas, sous la plume de Tchitchérine, du seul réflexe de prudence. Aux yeux du libéral russe, il s’agit en 1856 d’une revendication prématurée. Il y a à cela deux raisons. Tout d’abord, seul un pouvoir sans partage est en mesure d’imposer les réformes nécessaires, et en particulier l’abolition du servage. Tchitchérine ne se fait aucune illusion sur l’intelligence politique de la noblesse russe qu’il sait très majoritairement hostile à cette mesure : c’est « la honte éternelle de la noblesse russe »[61]. Ensuite, et surtout, il est indispensable, en vertu de la nécessaire progressivité d’une évolution historique heureuse, d’instaurer solidement la liberté civile avant de passer à la liberté politique. Tchitchérine abordera sans détours la question de la Constitution et des « institutions représentatives » en 1866, lorsque l’abolition du servage et les autres « grandes réformes » auront été adoptées.

En 1856, l’urgence pour la Russie est d’instaurer et de consolider la liberté civile tout en préparant la société à la liberté et à l’action politiques.

C’est la liberté dont nous avons besoin ! Nous voulons que tout ce qui est en nous puisse s’exprimer et se développer librement, nous voulons que le tsar sache ce que pense et ce que fait la Russie, qu’il puisse nous gouverner en toute connaissance de cause, avec pour son peuple, un amour inspiré par la raison.
Le libéralisme ! Voilà le slogan de toute personne de bon sens, de tout individu instruit en Russie. Voilà la bannière qui peut rassembler les gens de toutes sphères, de tous états, de toutes tendances. Voilà le mot qui est capable de former une opinion publique puissante, pour peu que nous nous débarrassions de la paresse qui cause notre perte et de notre indifférence pour la cause commune.[62]

Tchitchérine définit ce qu’il entend par libéralisme en exposant un véritable programme politique. A ce titre, Les problèmes actuels de la réalité russe constituent, plus encore que la Lettre à l’éditeur, l’acte de naissance du libéralisme russe.

Mais que doit-on entendre sous le terme de « libéralisme » ? La liberté est un mot vague. Elle peut être sans limite ou limitée et si l’on ne peut tolérer la liberté sans limite, en quoi la liberté limitée doit-elle donc consister ? En un mot, quelles sont les mesures que doit adopter un gouvernement libéral et que doit souhaiter le parti libéral de la société ?
Efforçons-nous d’énumérer les principes essentiels qui découlent du concept de libéralisme et les mesures qui sont à notre avis indispensables à la prospérité de la Russie.[63]

Le « libéral russe » recense sept mesures qu’il classe par ordre de principe, en commençant par la plus essentielle : la liberté de conscience, l’abolition du servage, la liberté de l’opinion publique, la liberté d’imprimer, la liberté d’enseignement, la publicité de toutes les actions du gouvernement dont la divulgation ne nuit pas à l’Etat (notamment la publicité du budget de l’Etat), la publicité des procédures judiciaires.

La liberté de conscience est définie comme « le premier et le plus sacré des droits du citoyen ».

[…] si le pouvoir s’immisce même dans la conscience, que restera-t-il donc pour lui d’inviolable ? Les convictions religieuses de quelqu’un sont un domaine sacré dans lequel nul n’a le droit de pénétrer. Elles constituent son monde intérieur, qui ne relève pas de la loi civile car la loi, en tant qu’institution publique, ne s’étend qu’aux seules relations des citoyens dans la société. Elle définit leurs droits et leurs obligations vis-à-vis des autres personnes et du pouvoir d’Etat, mais leur relation à la Divinité demeure une affaire de conscience. L’Etat n’est pas concerné par le moyen qu’une personne considère comme le meilleur pour sauver son âme. […] La loi n’a ici aucun pouvoir.[64]

Il faut donc impérativement cesser de persécuter les vieux-croyants. De même, on doit abolir les peines civiles qui punissent la non-exécution des devoirs religieux et la conversion à une autre religion que l’orthodoxie. Tchitchérine réclame également l’abolition des mesures d’exception qui frappent les juifs en Russie.

Enfin, la justice exige que l’on cesse aussi d’imposer aux Juifs les discriminations auxquelles ils sont soumis actuellement, car la liberté de conscience est un droit dont aucun sujet de l’empire russe ne doit être exclu ; nul ne doit pâtir pour ses convictions religieuses.[65]

Le corollaire de cette revendication inconditionnelle de la liberté de conscience est la laïcité, conçue comme la séparation stricte entre sphère civile et sphère religieuse. Tchitchérine n’en souffle pas mot dans Les problèmes actuels de la réalité russe, mais dix ans plus tard, dans La représentation nationale, il y verra l’un des grands mérites du libéralisme: « Le parti progressiste qui, en défendant la liberté, s’attache à séparer rigoureusement le domaine religieux du domaine civil rend un service essentiel à l’Etat ».[66]

L’abolition du servage, on l’a vu, instaure la liberté civile pour l’ensemble de la population. Les cinq autres mesures visent à faire naître une opinion publique, à favoriser l’apparition d’une société civile, à former des citoyens dans la perspective du passage ultérieur à des « institutions représentatives ».

Ainsi, liberté de l’opinion publique est « la pierre angulaire de toute politique libérale. Que chaque Russe ait conscience d’être citoyen de sa patrie, appelé à coopérer à la cause commune. […] Quelqu’un qui peut toujours être arrêté et soumis à une peine arbitraire pour chaque parole d’opposition, pour chaque pensée formulée avec audace est un esclave et non un citoyen.»[67]

La liberté d’imprimer (svoboda knigopečataniâ) , voie légale d’expression de l’opposition, est un outil de l’opinion publique et un atout précieux pour le gouvernement : « [l’opposition]… éduquera le peuple en matière de sens politique, dévoilera la vérité au gouvernement, mettra ses insuffisances en lumière, sera l’expression des différents besoins du peuple. L’opposition est justement l’expression de ces besoins hétérogènes ; c’est dans leur confrontation et leur lutte que réside toute la vie politique du peuple ».[68]

La liberté d’enseignement est indispensable au développement de la science ; il faut simplement veiller à ce que « les chaires ne se transforment pas en centres de propagande religieuse et politique au lieu d’être l’outil d’un enseignement scientifique ».[69]

Quant à la publicité des procédures judiciaires, elle doit avant tout « développer chez les citoyens le sens du droit et de la légalité qui constitue le premier fondement de toute vie publique rationnelle, mais qui a malheureusement totalement disparu en Russie ».[70]

On comprend que Tchitchérine ait tenu à ne pas être publié dans L’Etoile polaire (Polârnaâ zvezda) dont il récuse la tonalité :

Il n’est pas nécessaire de cesser votre propagande, mais il est indispensable que vous en changiez le ton et la tendance, et vous devez le faire pour la Russie ; vous devez même faire le sacrifice de vos convictions, si vous voulez être d’une quelconque utilité à votre patrie. La Russie n’a que faire d’une démocratie sociale ; elle a d’autres intérêts.[71]

La liberté que revendique le libéral russe est effectivement très différente de celle des socialistes. Une phrase la résume : « Nous devons nous attacher à soutenir le grand principe bienfaisant de liberté par tous les moyens légaux qui nous sont accessibles, en nous débarrassant de l’indifférence à la cause commune qui cause notre perte. »[72]

Tchitchérine a en commun avec les intellectuels (intelligenciâ) russes du XIXe siècle le sens et le devoir presque christique du sacrifice : « Peut-être certains auront-ils même à pâtir de leur sincérité ; mais il n’est pas pénible de souffrir pour une juste cause ».[73]

Avec les socialistes, il partage la volonté de faire appel au peuple. Toutefois, ce dernier n’est pas pour lui « la masse », dont il redoute l’inculture. Le peuple, pour Tchitchérine, c’est ici « l’ensemble des citoyens par opposition au gouvernement » (sovokupnost’ graždan v protivopoložnost’ pravitel’stvu)[74] : on trouve là trace de ce que la tradition politique russe appellerait « la terre » (zemlâ).

Il est temps de nous défaire de notre peur dégradante et servile devant le pouvoir et de comprendre que la noble fermeté des convictions est seule digne d’un grand peuple. Le courage civique est une vertu qui a presque disparu en Russie, mais elle est indispensable pour quiconque désire faire œuvre utile[75]

Le peuple, pour ce libéral, c’est également la société en tant que force politique autonome : « Nous devons agir nous-mêmes, sans attendre tout du gouvernement et sans rejeter sur lui l’entière responsabilité de nos malheurs ».[76]

Ce peuple, devenu un adulte responsable, doit faire désormais, au sein de l’Etat, jeu égal avec le gouvernement : la balle est dans le camp de ce dernier. Tchitchérine lui lance un appel dont le ton religieux, inhabituel dans les écrits juridiques et politiques de ce « rationaliste sec »[77], dit combien il renvoie à une morale.

Nous nous repentons de nos vices, avec une affliction sincère, en formant les meilleurs vœux pour notre patrie. Mais maintenant, c’est au tour du gouvernement. Pour quelle raison nos prêcheurs, qui parlent avec tant d’éloquence des péchés du peuple, n’appellent-ils pas également le gouvernement au repentir ? […] C’est lui qui a mené ses brebis égarées dans la situation qui a attiré le châtiment de Dieu. Que lui aussi fasse amende honorable ; qu’il nous montre aussi l’exemple en se corrigeant. Il peut le faire en abrogeant un système d’administration néfaste, en renonçant à la volonté égoïste de renforcer son pouvoir et en accordant au peuple la vie politique dont aucun Etat éclairé ne peut se passer.[78]

Là est l’abîme qui, en 1856, sépare irréductiblement le libéral de Herzen : il refuse toute violence, il n’accepte d’agir que par « les moyens légaux qui lui sont accessibles ». Si le pouvoir reste sourd, le libéral est réduit à l’impuissance. C’est d’ailleurs le sort qui attend Tchitchérine et il est symbolique de celui du libéralisme russe : tenu pour conservateur, voire complice du régime par les révolutionnaires et pour dangereux par le pouvoir, il est isolé, entre l’arbre et l’écorce. C’est pourquoi Tchitchérine « occupe dans la philosophie russe une place particulière, à l’écart »[79], c’est pourquoi il fait figure de « penseur solitaire, qui n’appartient pas à une école et n’en a pas créé ».[80] Igor Evlampiev souligne que la volonté du penseur de conserver son indépendance a sans doute une influence négative sur son œuvre en raison du manque de dialogue qui en a résulté. La réalité est peut-être plus tristement significative : pour dialoguer, il faut être deux.

C’est pour Tchitchérine un réel désappointement de voir Herzen gagné aux thèses socialistes ; lorsqu’il entreprend son voyage à l’étranger en 1858, il se rend à Londres pour rencontrer l’exilé qu’il espère encore rallier à ses vues ; c’est un échec. Le libéral russe regagne la Russie où, après une brève période d’espérance, il va de déconvenue en déception, jusqu’à abandonner toute activité politique en 1882, lorsqu’il est désavoué par Alexandre III pour avoir une fois encore pris officiellement position en faveur des institutions représentatives.

La période soviétique a ignoré l’oncle de Gueorgui Vassilievitch qui, commissaire du peuple aux affaires étrangères, prôna la coexistence pacifique bien avant Nikita Khrouchtchev : pourfendeur de la bureaucratie et du mensonge officiel, penseur « bourgeois », Boris Nikolaevitch ne pouvait trouver grâce aux yeux d’un régime qui instaura le « glavkizm » sur les décombres de l’Assemblée constituante renvoyée par les bolcheviks. La Russie, aujourd’hui, le redécouvre peu à peu. Vanter l’actualité d’une pensée est un lieu commun ; en l’occurrence, pourtant, l’on ne saurait mieux dire. Un siècle et demi après la parution des Voix de Russie à Londres, les considérations de ce libéral russe sur l’opinion publique, le rôle et l’utilité de l’opposition ou la publicité des procédures judiciaires sont d’une opportunité saisissante.

 

Notes

[1] V. V. Leontovič, Istoriâ liberalizma v Rossii, (perevod s nemeckogo Iriny Ilovajskoj), Paris, Ymca-Press, 1980, p. 1.

[2Ibid., p. 2.

[3Ibid.

[4Ibid.

[5Ibid.

[6Ibid., p. 3.

[7] Nikolaj [Аleksandrovič] Berdâev, Russkaâ ideâ, Paris, Ymca-Press, 1971, p. 147-148.

[8] Iskander, « Ot izdatelâ », Golosa iz Rossii, Londres, Vol’naâ russkaâ knigopečatnâ, 1856, p. 5-7.

[9] Russkij liberal [Konstantin Dmitrievič Kavelin, Boris Nikolaevič Čičerin], « Pis’mo k izdatelû », Golosa iz Rossii ,čast’ pervaâ, Londres, Vol’naâ russkaâ knigopečatnâ, 1856, p 9-36.

[10] Boris Nikolaevič Čičerin, « Moskva sorokovyh godov », Russkoe obŝestvo 40-50-h godov XIX v., častʹ II,Vospominaniâ B.N. Čičerina [« La Moscou des années 1840 », La société russe des années 1840-1850, deuxième partie, Mémoires de B. N. Tchitchérine], M., izdatel’stvo Moskovskogo universiteta, 1991

[11] Nikolaj [Aleksandrovič] Berdâev, op. cit., p. 147.

[12] Voir Boris Nikolaevič Čičerin, « Moskva sorokovyh godov », Russkoe obŝestvo 40-50-h godov XIX v., častʹ II,Vospominaniâ B.N. Čičerina, op. cit.

[13] [Boris Nikolaevič Čičerin], « O krepostom sostoânii », Golosa iz Rossii, čast’ vtoraâ, Londres, Vol’naâ russkaâ knigopečatnâ, 82 Judd street, Brunswick Square, 1856, p. 127-229.

[14] [Boris Nikolaevič Čičerin], « Ob aristokratii, v osobennosti russkoj », Golosa iz Rossii, čast’ III, Londres, vtoroe izdanie, Trübner and Co., 60, Paternoster Row., 1858, p. 15-137.

[15] [Boris Nikolaevič Čičerin], « Sovremennye zadači russkoj žizni », Golosa iz Rossii, čast’ IV, vtoroe izdanie, Londres, Trübner and Co., 60, Paternoster Row., 1858, p. 63-147.

[16] [Boris Nikolaevič Čičerin], ibid. p. 128-129.

В либерализме вся будущность России.

[17] Aleksandr Ivanovič Gercen, « Vol’noe russkoe knigopečatanie v Londone, Brat’âm na Rusi », 21 février 1853, in Sobranie sočinenij v 30 tomah, tom XII, Akademiâ nauk SSSR, institut mirovoj literatury im. A.M. Gor’kogo, 1957, p. 62-64.
C’est l’auteur qui souligne.
Отчего мы молчим?
Неужели нам нечего сказать?
Или неужели мы молчим оттого, что мы не смеем говорить? […]
Время печатать по-русски вне России, кажется нам, пришло. Ошибаемся мы или нет – это покажете вы.
Я первый снимаю с себя вериги чужого языка и снова принимаюсь за родную речь.
Охота говорить с чужими проходит. Мы им рассказали как могли о Руси и мире славянском; что можно было сделать – сделано. […]
Польское демократическое товарищество в Лондоне, в знак его братского соединения с вольными людьми русскими,
редлагает вам свои средства для доставления книг в Россию и рукописей от вас сюда.
Ваше дело найти и вступить в сношение. […]
Дверь вам открыта. Хотите ли вы ею воспользоваться или нет – это останется на вашей совести.
Если мы не получим ничего из России – это будет не наша вина. Если вам покой дороже свободной речи – молчите.
Но я не верю этому – до сих пор никто ничего не печатал по-русски за границею, потому что не было свободной
ипографии. С первого мая 1853 типография будет открыта. […]
Быть вашим органом, вашей свободной, бесцензурной речью – вся моя цель. […]
Вы любили некогда мои писания. То, что я теперь скажу, не так юно и не так согрето тем светлым и радостным огнем и той ясной верою в близкое будущее, которые прорывались сквозь цензурную решетку. Целая жизнь погребена между тем временем и настоящим; но за утрату многого искусившаяся мысль стала зрелее, мало верований осталось, но оставшиеся прочны.
Встретьте же меня, как друзья юности встречают воина, возвращающегося из службы, состаревшегося, израненного, но котрый честно сохранил свое знамя и в плену, и на чужбине – и с прежней беспредельной любовью подает вам руку на старый союз наш во имя русской и польской свободы.

[18] Russkij liberal [Konstantin Dmitrievič Kavelin], « Pis’mo k izdatelû », op. cit., p. 9.
Необыкновенные политические события последнего времени вызвали чрезвычайные, небывалые явления в умственной и нравственной жизни России. Она вся, от царя до поденщика, встрепенулась от мертвенного оцепенения, в которое до сих пор была погружена, удивленными глазами измерила свое бедственное положение и плодом этого была как бы волшебством вызванная обширная рукописная литература, предлагающая ответы на тысячи вопросов современной русской жизни. Относясь исключительно к России, эта литература почти для нее одной и представляет полный смысл, да и не может иметь всеобщего характера.

[19Ibid., p. 12-13.
С венского конгресса, когда мы, со славой победив величайшего полководца в мире, водворили, хотя на время, хоть какой-нибудь порядок и тишину, необходимые после беспрерывных и продолжительных войн; с этого самого времени, мы, русские, главные виновники восстановления общего мира, были заподозрены нашим же собственным правительством в опасных и разрушительных замыслах. [ ] Европа бунтовала, меняла династии и формы правления, и нас за это наказывали. Система предупреждения политических преступлений дошла у нас до того, что русской мысли нельзя было дышать под невыносимым гнетом.

[20] Il est fait ici allusion à la guerre de Crimée.

[21] Russkij liberal [Konstantin Dmitrievič Kavelin], « Pis’mo k izdatelû », op.cit., p. 13-14.
Но этого мало, под сенью сороколетнего террора успела возникнуть у нас, утвердиться и опутать всю Россию в свои сети – алчная, развратная и невежественная бюрократия, которая втеснясь между царем и народом, под благовидным предлогом преданности госудорю и охранения его престола, искусственно поддерживает разрыв между им и позорно угнетенной страной. Эта тирания нового рода, неизвестная ни древнему, ни новому миру, составляла и до сих пор составляет непроницаемую среду, сквозь которую не доходит ни голос России до царя, ни мысли и намерения царя до России. […] Гибельность таких взаимных отношений государя и народа доказана теперь неопровержимыми фактами и стала ясна как день. Мы от них потеряли всю свою политическую и военную славу и значение; они произвели невежество и низкое раболепство, а эти, в свою очередь, породили безголовье.

[22Ibid., p. 14.
Царь русский не знает и не может знать своего народа, потому что совершенно отделен от него и не имеет к нему никаких прямых, непосредственных отношений. Что мудреного, что он смотрит на народ как на толпу бунтовщиков, как на опасного врага, более или менее искусно скрывающего свои разрушительные замыслы?

[23Ibid., p. 15.
Каким же образом скажется русская мысль? Как восстановятся прямые отношения между царем и народом? Как поймут они наконец друг друга? Для этого одно и есть средство: прямое, откровенное выражение русской мысли посредством печатной книги или статьи, которая будет издана за границей, невольно обратит на себя внимание.

[24] Voir notamment : Nikolaj Gavrilovič ČernyNYševskij, « Pis’ma bez adresa, pis’mo pervoe », in Izbrannye filosofskie sočineniâ, tom tretij, Gosudarstvennoe izdatel’stvo političeskoj literatury, Moskva, 1951, p. 492-496.

[25] Russkij liberal [Konstantin Dmitrievič Kavelin], « Pis’mo k izdatelû », op.cit., p. 17-18.
От создавшейся у нас с венского конгресса бюрократия, этого непослушного органа воли государя, этого врага и ему и России, всего дурного ожидать можно.
Задыхаясь под мучительным гнетом, русская мысль ищет себе хоть какого-нибудь исхода. Поставленная между бессмысленной, скажу даже преступной бюрократией и невежественной массой, она не имеет, сама по себе, никакого политического значения, никакой материальной опоры, которая бы стала ее поддерживать и защищать против насилия. Существование в России сильной либеральной партии, могущей быть опасной для правительства – чистая выдумка, которая родилась после венского конгресса, утвердилась в правительстве в течении минувшего царствования и поддерживается умышленно: людьми либерального образа мыслей – чтоб придать своему мнению некоторый авторитет и похвастаться перед иностранцами, а нашими чиновниками и сановниками, чтоб удобнее и легче держать государей в своих руках с помощью пугалы, называемого революцией, и отклонять их от всяких полезных для народа, но вредных для бюрократии нововведений.

[26] Russkij liberal [Boris Nikolaevič Čičerin], « Pis’mo k izdatelû », op. cit., p. 19.
Вот настоящее положение дел в России.

[27Ibid.
Вы видите, мы с вами во многом не сходимся.

[28Ibid., p. 25-27.
Вы кинулись в объятия западной революционной партии и вместе с ней мечтаете о низвержении существующего порядка, о разрушении исторически образовавшегося тела, о господстве низших классов народонаселения, призываемых революционной партией к обновлению мира буйной силой. Неужели вы думаете найти между нами сочувствие? Если бы вы могли на время возвратиться в отечество, вы бы пришли в отчаяние. Либералов еще вы встретите довольно много; либерализм в настоящую войну сделал даже довольно значительные успехи. Но революционеров вы не встретите вовсе. К нам революционные теории не только неприложимы: они противны всем нашим убеждениям и возмущают в нас нравственное чувство. Вы не думайте, однакож, чтобы мы стояли на точке зрения русских и западных тупоумных консерваторов. Значение революций мы понимаем; мы знаем что там, где господствует упорная охранительная система, не дающая места движению и развитию, там революция является, как неизбежное следствие такой политики. Это вечный закон всемирной истории. Но мы смотрим на это как на печальную необходимость, как на грустную сторону человеческого развития и считаем счастливым народ, который умеет избежать насильственные перевороты. [...] Сделать же из революции политическую доктрину, проповедывать мятеж и насилие, как единственное средство для достижения добра, [... ] это оскорбляет и нравственное чувство и убеждения, созданные наукой.

[29] Voir Aleksandr Ivanovič Gercen, « Pis’mo k imperatoru Aleksandru vtoromu »,10 mars 1855, in Sobranie sočinenij v 30 tomah, tom XII, op.cit., 1957, p. 272-274.

[30] Russkij liberal [Boris Nikolaevič Čičerin], « Pis’mo k izdatelû », op.cit., p. 34.
Революционные доктрины тогда только могли бы пустить корни между Русскими, когда бы правительство продолжило идти по прежней колее. Но по видимому оно поворачивает в другую сторону и наступает новая эпоха в нашей общественной жизни. Вы сами это поняли и написали к императору Александру II письмо, исполненное благородных чувств и горячей любви к народу.»

[31] Voir Boris Nikolaevič Čičerin, O narodnom predstavitelʹstve [La représentation nationale], M., Tipografiâ Gračeva i Komp. u Prečistenskih vorot d. Milâkovoj, 1866, p. 199.

[32] Boris Nikolaevič Čičerin,O narodnom predstavitelʹstve, op. cit., p. 416. « Seuls les peuples statiques de l’Orient demeurent éternellement dans les mêmes formes de vie ; mais c’est l’état infantile de l’humanité. » [Только неподвижные страны Востока покоятся вечно под одними формами быта; но это младенческое состояние человечества.]

[33] Petr Âkovlevič Čaadaev, « Lettres philosophiques adressées à une dame, Lettre première », in Polnoe sobranie sočinenij i izbrannye pis’ma [Œuvres complètes et lettres choisies], tom 1, Izdatel’stvo Nauka, Moscou, 1991, p. 86-106.

[34] Russkij liberal, Pis’mo k izdatelû, op.cit., p. 33.

[35] Boris Nikolaevič Čičerin, « Moskva sorokovyh godov », op. cit., p. 157.
[ все это было не более как ] чистое фантазерство, лишенное всякого научного, как исторического, так и философского основания.

[36] Manifest « O sobytiâh v zapadnoj Evrope », Polnoe Sobranie zakonov rossijskoj imperii, Sobranie vtoroe, tom XXIII, otedelenie pervoe, n° 21844-22685, 1848, V tipografii II-go otdeleniâ Sobstvennoj E.I.V. Kancelârii, p. 181-182, n° 22087.

[37] Ibid., p. 19.
«Вот истинное положение дел в России. Вы видите, мы с вами во многом не сходимся. Уважая в вас, от глубины души, одного из даровитейших руских писателей, совершенно беспристрастно ценя вашу любовь к общей нашей великой матери России, храня о вас самое благородное воспоминание за вашу блистательную деятельность и в высокой степени благотворное влияние на русскую мысль, в то время, когда вы еще находились в России, - мы далеко не разделяем вашего образа мыслей, далеко не сочувствуем вашей деятельности с отъезда вашего за границу.»

[38] Nous traduisons ainsi le terme glasnost’. La « publicité des débats » était en effet une des revendications de libéraux russes du XIXe siècle.

[39] Le premier numéro de L’Etoile polaire (Polârnâ zvezda), dont le titre fait expressément référence à la revue des Décembristes, est publié par Gercen le 7 août 1855.

[40Ibid., p. 35-36.
«И со всем тем, не сочувствуя теперешней вашей деятельности, решительно не становясь под ваше знамя, мы, через отсутствие всякой тени гласности в России, вынуждены искать для современной русской мысли пристанища и великодушного крова у вас. Я прибегаю к вам с просьбой напечатать и это письмо, и приложенные к нему статьи, без всяких перемен, на русском языке, и не в Полярной Звезде, а отдельной книгой. Личное ваше благородство и честь послужат мне порукой, что вы не захотите скрыть или исказить это письмо и приложенные к нему статьи, пользуясь преимуществами человека, имеющего право говорить и печатать все, перед тем, который в своем отечестве осужден на глубокое, безусловное молчание.»

[41Ibid., p. 20-22.
«Мне кажется, что вы, удалившись из России как будто забыли все, что нас тревожит, все, на что мы надеемся и к чему стремимся. Это отчуждение есть, может быть, один из самых горьких плодов изгнания. Окружающая вас новая среда совершенно поглотила ваше внимание, ее интересы сделались вашими интересами, ее надежды вашими надеждами, и все это вы передаете вашему перу, забывая, что в России господствуют совершенно другие цели и другие стремления.[...]
У нас теперь все пришло в движение; все что есть порядочного в обществе устремило взоры и внимание на исправление внутренней нашей порчи, на улучшение законов, на искоренение злоупотреблений. Мы думаем об том, как бы освободить крестьян без потрясения всего общественного организма, мы мечтаем о введении свободы совести в государстве, об отиенении или по-крайней мере об ослаблении цензуры. А вы нам толкуете о мечтательных основах социальных обществ, которые едва-ли через сотни лет найдут себе приложение, в настоящее- же время не имеют для нас решительно никакого практического интереса. Мы готовы столпиться около всякого сколько-нибудь либерального правительства и поддерживать еего всеми силами, ибо твердо убеждены, что только через правительство у нас можно действовать и достигнуть каких-нибудь результатов. А вы проповедуете уничтожение всякого правительства и ставите прудоновскую анархию идеалом человечсекого рода. Что может быть общего между вами и нами? На какое сочувствие можете вы рассчитывать?»

[42Ibid., p. 22-24.
Зачем выставляете вы нас перед Европой как будущих преобразователей европейского мира, как будущих водворителей теорий социализма?Видно мало вам остается надежды осуществить их путем разума и просвещения, если вы обратитесь к силам полудиким, еще погруженным в вековую дремоту. Что нашли вы такого в русском мужике, в этом несчастном страдальце, который бог знает еще когда пробудится к сознанию своих способностей и к деятельности самостоятельной и разумной? […] Что же он сделал для того, чтоб можно было ожидать от него будущего возрождения человечества? И что нашли вы в русской общине, в этом полудиком зародыше общественного быта, где земля принадлежит государству, предмету вашей ненависти, а крестьянин – крепостной или немногим лучше крепостного? Вы видите в ней нечто в роде коммунизма и радуетесь этому явлению, которое как будто подтверждает ваши теории. Но такой коммунизм устроить весьма легко; нужно только, чтоб существовали землевладельцы и рабы. […] Уж если вы хотите найти фактическое подтвержение вашим социальным воззрениям, так обратитесь лучше к общинам свободным, которые при полной независимости, не знают однакоже личной собственности. Их вы найдете множество между дикими народами. Обратитесь к Индейцам, к Арабам, к диким Американцам, к Неграм и указывайте на них, как на будущих благодетелей человеческого рода. Они еще менее образованы, нежели наши мужики, или, по вашему, они еще менее испорчены ложным просвещением; они не имеют над собой государственного гнета, который, по вашему мнению развращает человека; одним словом, они не носят в себе никаких исторических преданий, которые бы делали их неспособными воспринять ваши обольстительные теории. Если вы хотите быть последовательным с самим собой, так не останавливайтесь на России. Идите дальше; представьте нам Негра, как существо самое неразвитое и самое угнетенное, а потому именно долженствующее возродить человечество, развращенное историческим просвещением.

[43Ibid., p. 27-28.
Вы, социалисты, считаете себя новыми христианами, призванными к вторичному обновлению мира. Но христиане шли, укрепленные верой в спасителя, принесшего на землю слово искупления; они в своей проповеди отрицали земное во имя небесного, откровенного им самим сыном Божьим. А вы, на что можете опереться? […] С какого права имеете вы самонадеянность думать, вы, чуть заметная горсть в человеческом роде, что вы единственные обладатели истины?

[44Ibid., p. 29-31.
« Не смотря на то что вы считаете себя апостолами возрождения, вы всеми воззрениями принадлежите прошедшему. Вы даже не люди XIX века, а наследники благородных, но поверхностных мыслителей XVIII столетия; от них вы не ушли ни на шаг. Люди XIX века не довольствуются уже общими фразами и безотчетными верованиями. С неба они сошли на землю; от метафизики они перешли к изучению явлений; от социальных утопий к практическому приложению мысли к жизни, не путем отрицания, а путем постепенного развития. […] Дело нам нужно, а не громкие фразы и мелодраматические сцены.
До такой степени забыли историю, что не видите в ней даже закона постепенности, проникающего все явления. С высокомерным презрением трактуете вы все средние формы и ступени, все посредствующие звенья исторической степи. А между тем эти средние формы составляют жизнь обществ и народов; по ним совершается движение вперед, из созидание составляет практическую задачу современной истории. »

[45Ibid.,p.33.
« И не странно-ли, что к подобным воззрениям пришли вы, человек мысли и науки? Полноте! Оставьте это учение Прудону с братьей, оставьте его легкомысленной партии красных республиканцев, всегда готовых ринуться на разрушение и неимеющих силы для созидания; партия, которая своим безумием погубила во Франции республику и оправдала деспотизм Лудовика Наполеона. Да, Лудовик Наполеон прав; мы можем сказать это, мы, настоящие враги его, мы, никогда не питавшие ни малейшего уважения к личным его качествам. Он прав, потому что обуздал, хотя временно, это племя, столь-же неисправимое, как французские аристократы, это племя вечно выезжающее на звонких фразах и не имеющее ни малейшей доли политического смысла »

[46] [Boris Nikolaevič Čičerin], « Sovremennye zadači russkoj žizni », op. cit., p. 101. « Это господствующая всюду оффициальная ложь.Можно без преувеличения сказать, что всякое оффициальное изъявление ничто иное, как ложь »

[47] Ibid., p. 103
« […] есть всеобщее развращение чиновников, как гражданских, так и военных. Злоупотребления составляют нормальное положение нашей администрации »

[48Ibid., p. 105-106.
« […] всеобщая неспособность правителей. Настоящие трудные обстоятельства открыли, как мало в нашем правительстве людей с знанием дела и с талантом. […] Неспособность есть как бы патент на получение значительной должности. »

[49] Voir ibid., p. 90. « Русские видели на престоле гениальную деятельность Петра, либеральную мудрость Екатерины […] »

[50Ibid., p. 82.
« Правительство и народ – это два основные элемента, из которых слагается общество. Народ составляет государственное тело, а правительство есть глава и распорядитель »

[51Ibid., p. 84-85.
Как скоро один из них возьмет слишком сильный перевес над другим, так немедленно в обществе чувствуется разлад. […] В этом взаимном действии обоих государственных элементов, в этом вечном стремлении к равновесию состоит вся политическая жизнь государств.

[52Ibid., p. 84.
Правительство, подавивши народную жинь, необходимо становится […] мертвой машиной.

[53]Ibid., p. 116-117.
Просвещение не может обойтись без большей или меньшей свободы. Наука, искусство имеют своенравную натуру, которая не поддается правительственным предписаниям. […][Правительство] в этом деле вовсе не судья; оно не может сказать: думайте тау или иначе, изучайте явления таким, а не другим образом, изображайте эту, а не другую сторону жизни. Наука и искусство не подчиняются подобным требованиям, ибо они по существу своему свободны; их можно уничтожить, но произвольного направления дать им нельзя.

[54Ibid., p. 117-119.
« Цензурные постановления так строги, что нельзя написать ничего, имеющего человеческий смысл. Всякая мысль преследуется [...]. университеты лишены прежних своих прав и самое число учащихся ограничено. [...] Россия в образовании идет назад [...]. С образованием связано и материальное благосостояние государства. Промышленность не может обойтись без науки, а наука у нас в немилости. »

[55] Čičerin fait allusion à la « période des apanages » [udel’nyj period] où, en l’absence d’Etat, le peuple, c’est-à-dire les boïars comme les paysans, vagabondait d’un endroit à l’autre « dans tout l’espace de la vaste Russie ».

Voir [ČIČERIN Boris Nikolaevič], « Sovremennye zadačii russkoj žizni », op. cit., p. 71-74. .

[56] [Boris Nikolaevič Čičerin], « Sovremennye zadači russkoj žizni », op. cit.,.p. 127.
« До сих пор на сцене был один правительственный элемент; теперь следует допустить к деятельности и оставленный в пренебрежении элемент народный. Веками покорности он искупил свои прежние анархические стремления. Он подчинился государственному порядку, он воспитался для политической жизни. Теперь с ним должно обращаться уже не как с ребенком, которого закутывают в пеленки, а как с мужем, мыслящим и действующим самостоятельно »

[57Ibid., p. 127-128.
« Но мы остаемся благодарны своему воспитателю и готовы любить его по прежнему, лишь бы он понял наши потребности и удовлетворил справедливым нашим желаниям. Нам нужны не сословные права, не ограничение царской власти, о котором в России никто и не думает. Нам нужна свобода! »

[58] Nikolaj Mihajlovič Karamzin, « Zapiska o drevnej i novoj Rossii v ee političeskom i graždanskom otnošeniâh », in Russkaâ ideâ, Sbornik proizvedenij russkih myslitelej, Ajris Press, Moscou, 2004, p. 32-111.

Voir plus précisément les p. 80-81 et 107-111.

[59] [Boris Nikolaevič Čičerin], « Sovremennye zadači russkoj žizni », op. cit., p. 135.
«Но как правительство, так и помещики равно утверждают, что либеральные стремления нисто иное, как подражание Западу, нисколько не приложимое к России. Россия, по их мнению, страна совершенно не похожа на другие, имеющая такие особенности, которые делают существующий порядок единственно для нее возможным. Никто впрочем до сих пор не потрудился объяснить, что это за странные особенности. Кажется, это обыкновенно то, что выгодно для властей.
Аргументы совершенно одинаки: это аргументы всех притеснителей.»

[60] [Boris Nikolaevič Čičerin], « O krepostnom sostoânii », op. cit., p. 151-152.
« […] если дворяне освобождены были от службы царю, то и крестьяне по справедливости должны были получить освобождение от службы помещику. Действительно мы имеем повод думать, что при Екатерине приготовлена была жалованная грамота и сельскому сословию; […] а между тем из этого ничего не вышло. […] Это была вопиющая несправедливость, отсюда начинается беззаконность крепостного права.»

[61Ibid., p. 161.

[62] [Boris Nikolaevič Čičerin], « Sovremennye zadači russkoj žizni », op. cit., p. 128.
Нам нужна свобода. Мы хотим, чтобы все, что есть внутри нас могло свободно высказываться и развиваться, чтобы царь знал, что думает и что делает Россия, и мог править нами с ясным сознанием дела и с разумной любовью к своему народу.
Либерализм! Это лозунг всякого образованного и здравомыслящего человека в России. Это знамя, которое может соединить около себя людей всех сфер, всех сословий, всех направлений. Это слово, которое способно образовать могущественное общественное мнение, если мы только страхнем с себя губящую нас лень и равнодушие к общему делу.

[63Ibid., p. 129.
Но что должно разуметь под именем либерализма? Свобода слово неопределенное. Она может быть и безграничная и ограниченная, и если безграничной свободы допустить нельзя, то в чем же должна состоять свобода ограниченная? Одним словом, какие меры должно принять либеральное правительство, и что должна желать либеральная партия в обществе ?
Постараемся изчислить главные начала, которые вытекают из понятия о либерализме и те меры, которые по нашему мнению необходимы для благоденствия России.

[64Ibid., p. 129-130.
« Это первое и священнейшее право гражданина, ибо если власть станет углубляться и в совесть, то что же останется для нее неприкосновенным? Религиозные убеждения человека – святилище, в которое никто не имеет права проникать. Они составл\ют внутренний мир души его, не подлежащий действиям гражданского закона, ибо закон, как утановление общественное распространяется на одни общественные отношения граждан. Им определяются их права и обязанности к другим людям и к государственной власти, но их отношения к Божеству остаются делом совести. Какой споосб человек считает лучшим для спасения души, это до государства не касается. […] Закон не имеет здесь никакой власти »

[65Ibid., p. 132.
Наконец справедливость требует, чтобы и с Евреев сняты были те притеснительные ограничения, коорым они подвержены в настоящее время, ибо свобода совести есть право, из которого не должен быть исключен ни один подданный русской империи; ни один не должен страдать за свои религиозные убеждения »

[66] Boris Nikolaevič Čičerin, O narodnom predstavitelʹstve, op.cit., p. 471.
« Прогрессивная партия которая, отстаивая свободу, старается строго отделить религиозную область от гражданской, оказывает существенную услугу государству »

[67] [Boris Nikolaevič Čičerin], « Sovremennye zadači russkoj žizni », op. cit., p. 138.
« Человек, который за каждое оппозиционное слово, за каждую смело высказанную мысль может всегда быть схвачен и подвергнут произвольному наказанию, есть раб, а не граждани »

[68Ibid., p. 140-141.
«[Оппозиция] воспитает в народе политический смысл, и самому правительству откроет правду, укажет на его недостатки, выскажет различные потребности народа. Оппозиция есть выражение этих разнородных потребностей; в их столкновении и борьбе состоит вся политическая жизнь народа.»

[69Ibid., p. 142.
«[Правительство должно ограничиться надзором, чтобы] кафедры не превратились в центры политической и религиозной пропаганды вместо того, чтобы служить орудием для научного преподавания.»

[70] Ibid., p. 143.
« [Кроме того вечное зрелище суда и наказания] розовьет в гражданах чувство права и законности, составляющее первое основание всякой разумной общественной жизни, но которое к несчастью заглохло у нас совершенно »

[71] Russkij liberal [Boris Nikolaevič Čičerin], « Pis’mo k izdatelû », op. cit.p. 34-35.
« Прекращать пропаганду нет надобности, но вам необходимо переменить ее тон и направление, и это вы должны сделать для России; вы должны даже принести в жертву свои убеждения, если хотите принести отечеству какую-нибудь пользу. России до социальной демократии нет дела; у нее другие интересы »

[72] [Boris Nikolaevič Čičerin], « Sovremennye zadači russkoj žizni », op. cit., p. 144.
« Всеми доступными нам законными средствами, стряхнув с себя губящее нас равнодушие к общему делу, мы должны стремиться к поддержанию великого и благотворного начала свободы »

[73Ibid., p. 144.
«Может быть некоторым придется и пострад Boris Nikolaevič Čičerin

ать за свою откровенность; но страдать за правое дело не тяжело.»

[74] Boris Nikolaevič Čičerin, O narodnom predstavitel’stve, op.cit., p. 19.

[75Ibid., p. 145.
« Пора нам отвыкнуть от раболепного и унизительного страха перед властью, и понять, что бдагородная твердость убеждений – одна достойна великого народа. Гражданское мужество такая добродетель, которая у нас почти исчезла, но которая необходима для всякого, желающего совершить что-нибудь полезное »

[76Ibid., p. 145.
« Мы должны действовать сами, не ожидая всего от правительства и не сваливая нв него всю вину в наших бедствиях »

[77] Nikolaj [Аleksandrovič] Berdâev, Russkaâ ideâ, op. cit., p. 147.

[78] [Boris Nikolaevič Čičerin], « Sovremennye zadači russkoj žizni », op. cit., p. 146-147.
« Мы каемся в своих пороках и каемся от глубины души, с сокрушением сердечным, с желанием всего лучшего для отечества. Но теперь очередь стоит за правительством. Отчего наши проповедники, так красноречиво говорящие о грехах народа, не призывают к покаянию и правительство? […] Оно привело заблудших овец своих к тому состоянию, которое навлекло на себя наказание Божье. Пусть же и оно принесет свою общественную исповедь; пусть же оно покажет нам и пример исправления. А это оно может сделать отменением пагубной системы управления, отречением от эгоистического стремления к усилению своей власти и предоставлением народу той политической жизни, без которой не может обойтись ни одно просвещенное государство »

[79] I. I. Evlampiev, « Filosofskie I social’no-političeskie vzglâdy B.N. Čičerina », introduction, in Boris Nikolaevič Čičerin, Sobstvennost’ i gosudarstvo, Editions RHGA, Saint-Pétersbourg, 2005, p. 3.

[80Ibid.

 

Pour citer cet article

Sylvie Martin, « Les Voix de Russie et l'acte de naissance du libéralisme russe », in Sylvie Martin (dir.) Circulation des concepts entre Occident et Russie, [en ligne], Lyon, ENS LSH, mis en ligne le 10 décembre 2008. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article148