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Les représentations économiques ethnicisées

Myriam DESERT

Université Paris IV-Sorbonne

Index matières

Mots-clés : mentalité, altérité, spécificité, comportement économique, science économique
mentality, otherness, specificity, economic behavior, economical science

Plan de l'article

Résumé - français

L’idée que les réformes libérales en Russie butaient sur une mentalité économique particulière a contribué, dans la seconde moitié des années 1990, à revivifier le discours sur la spécificité russe. La communauté des économistes a alors mobilisé divers concepts et rhétoriques pour justifier le réajustement des modèles économiques importés. Derrière le consensus apparent autour de l’idée d’une spécificité économique nationale, il existe en fait une variété d’objectifs et de postures, des polémiques. Néanmoins les politiques et la société ont sélectionné dans ces discours « savants » ce qui répondait à leurs préoccupations et cette ethnicisation d’un paradigme scientifique n’est pas sans conséquences.

Résumé - anglais

The idea that the liberal reforms in Russia collide with a particular economic mentality contributed, in the second half of the 1990s, to revivify the discourse on the Russian specificity. The community of the economists then mobilized diverse concepts and rhetoric to justify the adjustment of the imported economic models. Behind the visible consensus around the idea of a national economic specificity, there is in fact a variety of objectives and postures, which are object of polemic. Nevertheless the politicians and the society selected in this scholar discourse what answered their concerns and this ethnicisation of one scientific paradigm is not without consequences.

Texte intégral

Alors qu’à l’aube du passage à l’économie de marché, les apôtres russes du libéralisme proclamaient le caractère universel des lois économiques et ironisaient sur la manie russe de réinventer ce que le monde civilisé connaît depuis longtemps (« nous voulons toujours redécouvrir l’Amérique ») ou de compliquer ses acquis ( « nous sommes toujours en train d’inventer des roues carrées »), à partir du milieu des années 1990, de plus en plus d’économistes réinjectent dans leurs considérations sur les transformations économiques la composante nationale, ses spécificités et ses effets sur la mise en œuvre des modèles économiques, voire sur le choix des modèles eux-mêmes. L’idée qu’il existe une « mentalité économique» russe spécifique devient alors un lieu commun, abondamment repris aussi bien par les medias que par les politiques, et prend des formes plus ou moins ethnicisées et « crispées ».

Nous essayerons de comprendre ici comment ce discours émerge, comment il est décliné et instrumentalisé.

Le retour du « national »

Le « réactionnel »

Il y a du réactionnel dans ce retour du « national » : il se comprend, entre autres, comme réplique à l’ignorance (au sens actif du terme) du fait national, réaction d’autant plus exacerbée que l’universalisme libéral qui règne alors est vécu comme répétant l’universalisme marxiste de naguère. Le « national » se verrait à nouveau sacrifié, au capital mondial après l’avoir été à la lutte des classes, également mondiale ; marxisme et FMI se retrouvent associés dans une même accusation, celle de mépriser la dimension nationale. Considération que l’on peut trouver dans les écrits de la mouvance nationaliste dès le début des années 1990 et qui gagne le camp libéral dans la seconde moitié des années 1990.

On observe alors, chez certains libéraux heurtés par les modalités concrètes du passage au marché en Russie, en même temps qu’un retour critique sur les réformes et les modalités de transfert des modèles, une mise en doute des modèles importés et de leur portée universelle. D’où, en 1996, le titre emblématique du numéro thématique d’une des principales revues économiques russes: « la nation et le national en économie »[1].

L’appareil conceptuel

Pour réinjecter le national dans l’analyse des réformes économiques, divers appareils conceptuels sont mobilisés. L'article qui ouvre cette publication[2] a recours à la contextualisation historique. Retraçant l’histoire de la pensée économique occidentale, il souligne que n’importe quelle théorie, aussi abstraite soit-elle, a des racines nationales. Ainsi, c’est par la différence des contextes nationaux où elles sont apparues qu’est expliquée l’opposition entre les théories mercantilistes et physiocrates. Dans un autre article du même recueil[3], c’est Fernand Braudel qui sert de référence scientifique pour inscrire les comportements économiques russes dans une histoire particulière.

Max Weber est quant à lui convoqué comme celui qui a montré l’enracinement de l’économique dans les cultures nationales, - telle est du moins l’interprétation réductrice qui en est souvent donnée dans l’espace des débats russes. Cette référence à Weber, et surtout à son ouvrage « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme », avait dès le début des années 1990 servi ceux qui s’appliquaient à démontrer que le modèle capitaliste n’était pas fait pour la Russie, à qui le protestantisme est tout à fait étranger[4]. Symétriquement, l’analogie souvent postulée alors entre Vieux croyants et protestants[5] témoignait de la volonté d’inscrire le capitalisme russe à la fois dans un modèle wéberien universel et dans une généalogie proprement nationale. L’usage qui est fait de Weber dans la publication que nous analysons atteste un glissement. Il est prétexte à utiliser la notion de génotype[6], le génotype russe étant caractérisé comme radicalement différent du « génotype anglo-saxon », défini par son « pragmatisme concurrentiel ».

La dérive vers le biologique est encore plus nette dans un autre article[7] de la même revue (dont nous rappelons qu’elle est dévolue à l’économie) : prenant comme références Carl Gustav Jung, Lev Gumilev et la socionique, il dresse un portrait psycho-biologique du Russe, avec des caractéristiques telles que la prééminence de l’hémisphère cérébral droit, attestée dans la langue russe.

L’organicisme, sous-jacent à cette analyse, se retrouve dans d’autres publications, plus ou moins explicite. En voici une expression qui étaye la condamnation du FMI déjà évoquée :

« Les technocrates des institutions financières internationales ne se sont toujours pas rendu compte qu’ils ont affaire à un organisme vivant qui fonctionne selon la logique d’une économie enracinée dans le culturel»[8].

On notera la création d’un nouveau concept – kul’turèkonomiâ - pour adosser cette réinjection du national. On mentionnera également la métaphore biologique qui accompagne souvent cet organicisme : que l’emprunt de théories étrangères, faute d’analyser l’organisme auquel elles sont appliquées, de médicamentation devient poison.

L'idée que « les réformes se sont brisées sur l’esprit national »[9] devient un lieu commun et l’imaginaire ethnicisé se répand.

La science économique à l’épreuve du paradigme national

Le recours à la notion de « mentalité économique nationale» n’est pas sans affecter les grilles de lecture et outils de la science économique.

L’économie est « une partie organique du développement civilisationnel », affirme tel auteur[10]. La « culture russe » détermine une conception différente de la personne… et donc du « sujet économique »[11]. L’homme russe, s’il a connu le culte de la raison avec l’idéologie bolchevik, n’a pas connu la rationalisation du siècle des Lumières ; il est pour ce motif supposé guidé par une logique autre que la rationalité économique basique. Le principe du calcul économique lui serait étranger ; il ne peut donc être envisagé comme Homo economicus et cela serait la cause de l’échec des transferts de modèles purement rationalistes.

L’usage de la notion de « mentalité économique » va donc de pair avec la défaite d’une (certaine) science économique. La création en janvier 2000 d’un groupe de recherche en «ethno-économie» au sein du prestigieux CEMI, temple de la modélisation mathématique en économie, est à cet égard éloquente[12]. Le micro-économique prend le pas sur le macro-économique[13]. Il ne s’agit plus de soumettre l’homme à l’Economie, mais de partir de lui, de ses savoir-faire pour améliorer le fonctionnement économique. Cette attitude se comprend fort bien quand on prend en considération les avatars des politiques économiques russe et soviétique. Le problème est qu’elle débouche sur une folklorisation[14] de l’activité économique, plutôt que sur une réflexion autour des modalités d’encastrement (embeddeness) de l’économique dans le social[15]. Cette idée est bien sous-jacente à des affirmations du type «le génotype est inscrit dans les institutions », « les valeurs sont à la croisée des intérêts économiques et de la culture » [16], mais ces formulations ne témoignent guère d’une volonté de compréhension scientifique de la relation.

Un autre usage du terme «ethno-économie» permet d’illustrer à quel point les raisonnements économiques peuvent être évacués. Rappelons d’abord que la langue russe actuelle utilise souvent le terme d’ethnique là où nous utilisons celui d’immigré (parlant par exemple de « quartiers ethniques) et que c’est à propos des marchés souvent dominés par les ressortissants de telle ou telle ancienne république soviétique (azéris notamment) qu’est utilisée dans la langue courante l’expression d’économie ethnique. Mentionnons la conclusion, polémique, qu’inspire l’étude des marchés « ethniques » de Saint Petersbourg et des pratiques qui s’y manifestent, à un sociologue dans une publication intitulée « Existe-t-il une économie ethnique ?» [17]. L’auteur y rejette le « concept » mis en question, soulignant que les comportements propres à ces marchés s’interprèteraient mieux en termes simplement économiques plutôt qu’en termes ethniques : si sur ces marchés l’on « recrute » de préférence des personnes appartenant au même groupe « ethnique », c’est parce que cela permet de diminuer les coûts de transaction (confiance et contrôle social étant des régulateurs peu onéreux) et non par réflexe identitaire[18]. Le fait qu’il faille « restaurer » les logiques économiques sous-jacentes aux comportements atteste que ce paradigme a bel et bien perdu de sa vigueur dans ce parcours d’« ethnicisation » de la science économique.

Les usages du paradigme national

Faire avec, défaire, faire advenir

La généralisation du paradigme de la mentalité économique russe n’implique pas que ses usages soient partagés. Si l’objectif est commun (mobiliser cette connaissance au profit des mutations socio-économiques), l’image de la « spécificité russe » est, elle, très variable.

Elle peut être cultivée ou honnie. Pour certains, elle sert à arc-bouter la résistance aux modèles occidentaux, à démontrer que « le libéralisme n’est pas fait pour l’homme russe ». Le portrait dessiné à cette occasion n’est pas nécessairement « net » [19], ce qui assoit la résistance est au final ce que le Russe « n'est pas » (anglo-saxon). Pour d’autres, symétriquement, elle sert à expliquer l’échec : « l’homme russe n'est pas fait pour le libéralisme », « il empêche le libéralisme de fonctionner ».

Le poids de cet imaginaire ethnicisé est sensible, se glissant dans des raisonnements d’où il semblait avoir été exclu. Ainsi, après avoir refusé d’interpréter « l’irresponsabilité économique » russe (bezhozâjstvennost’) comme un trait « génétique » (rodovoj)[20] et l’avoir inscrit dans l’histoire de la longue durée (comme conséquence du servage, et donc d’une conjoncture historique), un auteur conclut sa démonstration en disant : « il faut casser le négatif de la mentalité économique, renforcer ce qu’il y a de positif dans l’homme russe».

Lorsque ce sont des caractères négatifs de l’homme russe qui sont pointés du doigt, les propos sont également variables.

Certains se fixent comme objectif de « casser » cette mentalité, ou en tout cas de l’encadrer pour l’empêcher de nuire aux réformes. Considérant que la mentalité économique russe peut se révéler dommageable à la préservation de la nation russe, ils appellent à dompter le national pour sauver la nation. Mais on rencontre également l’idée qu’il faut identifier les traits spécifiques russes, fussent-ils des travers, pour mieux les «épouser» et les faire jouer au bénéfice des réformes. Si l’expérience soviétique a pu transformer certaines tendances de l’homme russe en pathologie, l’environnement post-soviétique est décrété capable d’inverser le mouvement et de les transformer en atouts[21]. La démarche peut être très scientiste, tant il est vrai que ethnicisation et science ne sont pas vécues par ces chercheurs comme antinomiques, on pourrait même ajouter « bien au contraire » pour certains. Un auteur se livre par exemple à une typologisation des profils psychologiques russes afin de dessiner les changements institutionnels appropriés pour une bonne mise en œuvre du projet libéral[22].

Parfois le détour par le national sert à réhabiliter ce qui apparaît comme écart par rapport au modèle importé. Ainsi la corruption (requalifiée en « signe de reconnaissance ») est réinterprétée comme une pratique consistant à briser les cadres formels[23], à y réinjecter du lien, de la sociabilité. Généralement caractérisée comme orientale plutôt que purement russe, elle n’en est pas moins portée au crédit de « l’esprit national ».

La spécificité peut en effet être partagée et cela sert à redessiner les « blocs ». L’exemple du traitement du « communautarisme » (obŝinnost’) est à cet égard parlant. Les uns, prétendant retrouver dans la culture japonaise une prééminence analogue des valeurs communautaires, l’associent du coup au post-capitalisme dont le Japon serait l’incarnation, et en tirent argument pour envisager sereinement l’avenir économique russe libéral (notons au passage que dans cette modélisation l’étape capitaliste est une nouvelle fois, comme en 1917, « sautée »). Pour d’autres, c’est l’occasion d’exalter la parenté existant entre islam et orthodoxie (l’uma-communauté des croyants musulmans et la sobornost’-conciliarité orthodoxe constituant des communautés particulières mais analogues), avec une nouvelle bifurcation. Soit ces deux religions sont associées dans leur refus du « monde désenchanté » et leurs fidèles sont déclarés imperméables au libéralisme. Soit c’est l’aptitude à acclimater de façon spécifique les principes libéraux qui est mise en exergue, avec l’exemple des émirats pétroliers, et alors le communautarisme est promu, comme dans le cas japonais, vecteur d’une modernité économique particulière.

On voit là qu’il est impossible d’associer « imaginaire ethnique » et repli archaïsant.

Les usages politiques

Le principe d’une « mentalité économique spécifiquement russe » est également investi dans le champ politique. Un débat « virtuel » [24] du printemps 2005 nous permet d’identifier diverses positions.

L’objet explicite du débat est le « mythème » (sic) de l’orientation paternaliste des Russes. Cet euphémisme, qui désigne le rôle prééminent conféré à l’Etat, notamment en matière économique, renvoie implicitement à la question des renationalisations rampantes qui agitait alors les milieux économiques, avec le retour en force de l’Etat dans les secteurs-clés de l’économie.

L’un des analystes interrogés à cette occasion [25] tient le « mythème » pour avéré. Aussi, explicitant l’enjeu sous-jacent du débat, il ne manque pas de justifier l’idée qu’on ne peut pas « amnistier » les privatisations car elles ne sont pas « justes » au regard des mentalités (polučeny ne vpolne pravednym putem)[26].

Un autre[27] rejette l’idée que le paternalisme est inhérent à l’esprit russe et proclame son refus de prendre en compte le supposé « irrationnel russe »[28], arguant que les considérations de ce type sont un … « piège national », dont il convient de s’extirper. A nouveau, sorti par la porte, le « national » rentre par la fenêtre.

Un autre encore[29] exprime son scepticisme quant à ce type de réflexion et dénonce l’instrumentalisation du paradigme de la mentalité russe spécifique par une bureaucratie qui prétexte le besoin de paternalisme pour reprendre les rênes du pouvoir économique.

Un dernier[30] rappelle la nécessité de prendre en considération les poids relatifs du culturel et du pragmatisme dans l’interprétation du comportement des acteurs économiques ; il explique que le fait qu’ils préfèrent adhérer au parti « Russie unie » plutôt que de faire preuve d’initiative économique et d’autonomie par rapport au pouvoir en place n’a rien à voir avec un paternalisme russe mais tient plutôt au risque, inhérent à la période actuelle, qu’encourent les acteurs économiques qui oublient de faire montre de leur « loyalisme ». Ce retour à une réflexion sur les fondements rationnels des comportements n'est pas sans rappeler la démarche que nous avons vue avec la mise en question de la notion d’« économie ethnique ».

Voilà toute une palette de réactions et cette discussion est une belle illustration du degré d’acceptation variable du déterminisme national comme mode d’explication des comportements sociaux et motif des agissements économiques.

La cristallisation conservatrice

Revenons pour finir à l’article qui ouvre le numéro de la revue Questions d’économie dont nous avons fait un jalon essentiel de l’ethnicisation de la réflexion économique. L’auteur s’y efforce in fine d’établir une typologie croisant l’économique et le social qui lui permette de mettre en évidence le principe supposé prééminent au sein de divers blocs, identifiés en fonction de la force relative de l’économie et des traditions. Les Etats-Unis y apparaissent comme le modèle associant économie forte et tradition faible : le mécanisme de régulation essentiel y est le marché. L’Europe occidentale et le Japon sont caractérisés par une économie et une tradition fortes : les institutions sociales en sont le régulateur principal. Les pays non industrialisés, qui seraient marqués par la faiblesse tant de l’économie que de la tradition, sont la proie de la lutte entre groupes d’intérêt. Pour la Chine et l’Inde, qualifiées comme associant une économie faible et une tradition forte, c’est la priorité nationale qui serait saillante. Ce qui n’est pas le cas de la Russie hélas, déplorait alors l’auteur qui, apparemment, voyait sa place dans ce dernier groupe. Il faut que les forces qui ont conscience de la priorité des intérêts nationaux se mobilisent pour faire émerger une réflexion économique nationale, capable d’assurer la prospérité économique russe, concluait-il.

Ce vœu semble réalisé. Le second mandat présidentiel de Vladimir Poutine voit se cristalliser une nouvelle idéologie, diversement étiquetée (conservatisme libéral, révolution conservatrice) qui revendique enracinement dans le national et attachement au principe libéral[31]. Mentionnons quelques unes des rhétoriques qui étayent cette association.

Le marché est valorisé comme « lien » assurant l’unité nationale alors que la logique bureaucratique segmentait l’espace économique national[32]. L’idée que la globalisation souligne paradoxalement les différences nationales[33] est un argument pour exalter une modalité particulière d’intégration de la Russie à l’économie – monde, avec le raisonnement suivant : la « démodernisation »[34] des années 1990, qui a ranimé les couches archaïques de la conscience russe et réactivé ses spécificités[35], est une nouvelle incitation à rejeter le modèle du « développement de rattrapage », constante des choix russes pourtant inadéquate à la culture nationale ; dans le contexte de la mondialisation, il ne sert à rien de ressembler aux autres, il faut être unique. Cette posture - qualifiée par certains de postmoderne[36]-, à rebours de l’idée de globalisation, réconcilie libéralisme et particularisme. On voit là que « l’ethnicisation » n’est nullement présentée comme rétrograde. De façon générale, les discours que nous avons analysés s’appliquent d’ailleurs à réfuter l’assimilation entre « national » et « réactionnaire ».

Le mouvement d’enracinement national / ethnicisation d’une science sociale (l’économie) que nous avons décrit s’est fait en résonance avec l’évolution de l’opinion publique, un mouvement renforçant l’autre. Cette construction intellectuelle s’est opérée avec plus ou moins de précaution et de finesse, Faire avec, défaire, faire advenirselon les auteurs. En tout état de cause, quel que soit le soin avec lequel la majorité d’entre eux se sont appliqués à se démarquer d’un nationalisme étroit, la réception de ces discours n’en reste pas moins problématique, comme l’atteste l’usage fait au quotidien de l’expression « économie ethnique » [37], qui n’a rien à voir avec la tentative d’élaboration d’une ethno-économie savante et sert de prétexte à un racisme très ordinaire.

 

Notes

[1Questions d’économie, 1996, N° 9. Cette publication sera le principal matériau de cette étude.

[2] Ol’sevič Û. O., « La pensée économique nationale», Questions d’économie, op.cit., p.117-130.

[3] Goričeva L., « La question de l’économie nationale comme entité », Questions d’économie, op.cit., p.148-157

[4] Inversement, dans ces mêmes années, certains avaient tenté de rectifier l’image négative des nouveaux acteurs économiques en les parant des vertus de travail, honnêteté, l’humilité et souci du bien public, qui seraient propres à la vision weberienne de l’éthique capitaliste.Tel est le cas par exemple de l’un des premiers « millionnaires » russes, Mark Masarski : « Ne po Marksu, a po Maksu » (Selon Max et non pas Marx), Stolica, n° 36, 1992, p. 12.

[5] Serguej Bulgakov est souvent cité comme celui qui a mis en évidence ce lien entre capitalisme russe et Vieux croyants.

[6] Majminas E., « Le génotype socio-économique russe », Questions d’économie, op.cit., p.131-141.

[7] Gorin N., « Les particuliarités psychologiques des habitants de la Russie », Questions d’économie, op.cit., p. 142-147.

[8] « Introduction à la cultur-économie », http://www.glazychev.ru/habitations&cities/strana_voskhodyashey_luny_full.htm

[9] Selon le titre d’un article de Grošev I.V., ЭКО, 2000, N°3.

[10] Goričeva L., op.cit.

[11] C’est nous qui poursuivons le raisonnement.

[12] Son projet est ainsi formulé : « étude des présupposés anthropologiques du comportement social et économique, analyse du rôle des formes traditionnelles d’activité économique ».

[13] Une conférence s’est tenue à Rostov en septembre 2004 sur le thème «Les fonctions macro-économiques de l’ethno-économie ».

[14] L’ethno-économie s’intéresse par exemple à la valorisation des savoir-faire artisanaux.

[15] Cette réflexion est développée chez les sociologues par des chercheurs comme Theodor Shanin, qui en trouve d’ailleurs une application russe, avant la lettre, dans la modélisation des stratégies paysannes par Alexandre Tchayanov.

[16] Majminas E., op.cit.

[17] Texte de Viktor Voronkov, directeur du Centre de recherches en sciences sociales indépendantes de Saint-Petersbourg, disponible sur le site de ce Centre ( www.indepsocres.spb.ru).

[18] C’est l’occasion pour lui d’épingler au passage l’usage du modèle weberien, tel que nous l’avons décrit plus haut.

[19] Majminas E., op.cit. Le caractère contradictoire de l’homme russe, associant des traits opposés, est érigé par lui en « richesse nationale ».

[20] Mar’ianovskij V., « La mentalité économique russe : sources et contradictions », Questions d’économie, op.cit., p. 158-160. Du même auteur, « La mentalité économique russe », Gosudarstvo i pravo, 1999, N°6, p. 11-16.

[21] Rimaševskaâ, Natalia M., Veršinskaâ, Olga N., “Ethnoeconomics - a new "old" science”, www.narodonaselenie.ru/3-4-1999. Idée également présente chez E.Majminas.

[22] Gorin N., op.cit.

[23] « Le fait de dépasser les cadres formels et de s’impliquer dans la résolution d’un problème suppose, dans notre mentalité, une certaine rétribution », Rodionov Ivan Ivanovič, OPEC.ru, 19 апреля 2005.

[24] Le site OPEC.ru est un espace de débat entre experts économiques russes. La même question a été posée aux divers analystes cités ci-après à l’occasion d’entretiens qui datent du 19 avril 2005.

[25] Rodionov Ivan Ivanovič.

[26] Soulignons qu’effectivement le terme de nezakonnyj appliqué usuellement aux privatisations très contestées des années 1995-1996 recouvre à la fois les notions de légalité (réglementaire) et de légitimité (morale). En fait, étant donnée l’absence d’une réelle législation à l’époque, ces privatisations ne sont pas « illégales » ; elles n’en sont pas moins vécues comme illégitimes.

[27] Danilov-Danil’ân Viktor Ivanovič.

[28] Il polémique ainsi implicitement avec l’idée, décrite plus haut, que le modèle de l’homo economicus ne peut pas servir à interpréter les comportements russes.

[29] Šohin Aleksandr Nikolaevič. Il est devenu par la suite président de l’association des entrepreneurs russes.

[30] Belânin Aleksej Vladimirovič.

[31] Ce thème est développé dans la revue Expert. Par exemple : «la révolution bourgeoise comme objectif », №25(519), 3 juillet 2006

[32] Idée qui était déjà présente chez Ol’sevič Û., op.cit.

[33] Idée développée par Goričeva L., op.cit.

[34] Les aléas du passage à l’économie de marché en 1992 ont entrainé une extension du troc entre entreprises, une désindustrialisation (vente des machines de certaines entreprises pour couvrir les besoins de trésorerie), autant de phénomènes « régressifs » qui ont appelé l’usage du terme de « démodernisation ».

[35] Cette représentation des bouleversements du début des années 1990 est à rapprocher de la vision de la révolution chez certains eurasiens des années 1920, qui comparaient la révolution à un soc de charrue, cassant la couche européenne superficielle pour faire réapparaître la vraie terre russe.

[36] Fedotova Valentina, « la Russie, extérieur / intérieur ». Exposé fait à la fondation Gorbatchev et repris in Nezavisimaâ gazeta, 21-2-2001.

[37] Voici une définition trouvée sur le Net russe : «l’économie ethnique, c’est quand certaines diasporas ethniques contrôlent certains secteurs de l’économie d’une région », http://www.zeminfo.ru/news/?id=657

 

Pour citer cet article

Myriam Desert, « Les représentations économiques ethnicisées », in Patrick Sériot (dir.) La question du déterminisme en Russie actuelle, [en ligne], Lyon, ENS LSH, mis en ligne le 10 décembre 2008. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article