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La construction des fonds slaves d’hier à aujourd’hui

Anne MAÎTRE

Responsable des fonds slaves, bibliothèque de l’ENS de Lyon

Index matières

Mots-clés : fonds slaves, fonds patrimoniaux, bibliothèques jésuites, bibliothèques de recherche, civilisation russe, Ivan Sergueïevitch Gagarine / Ivan Sergeevič Gagarin.


Plan de l'article

Texte intégral

Introduction

La bibliothèque de l’ENS de Lyon conserve aujourd’hui un gisement documentaire de plus de 100 000 documents, entièrement consacré au monde russe et slave. Cette bibliothèque russe en France se construit depuis les années 2002-2003. En effet, la bibliothèque de l’ENS Lettres et Sciences humaines reçoit alors plusieurs dons de professeurs de russe : celui de Jean-Marie Négrignat, celui de Pierre Guilhembet et celui de Pierre Péchoux. Et surtout, elle accueille en dépôt une prestigieuse et immense bibliothèque jésuite : les collections de sciences humaines de la Bibliothèque slave de Meudon, soit environ 60 000 documents.

Cette bibliothèque jésuite est en fait la réunion de deux fonds : les fonds Gagarine et Saint-Georges. L’histoire du fonds Gagarine se confond à ses origines avec celle de l’Œuvre des saints Cyrille et Méthode, une entreprise initiée par un homme au destin singulier, Ivan Sergueïevitch Gagarine (1814-1880), prince russe devenu jésuite, banni de sa Russie natale et exilé à Paris au milieu du xixe siècle. Au xxe siècle, le fonds Gagarine est associé à un autre fonds jésuite, le fonds Saint-Georges, né à Constantinople quand la capitale turque est l’asile d’émigrés russes qui fuient la Russie des bolcheviques. Dans l’Europe des xixe et xxe siècles, ces deux collections connaissent une histoire mouvementée. Après bien des pérégrinations, en France et en Belgique, les fonds Gagarine et Saint-Georges sont réunis à Meudon pour former une nouvelle Bibliothèque slave, puis devenir, au début du xxie siècle, le fonds slave des jésuites de la bibliothèque de l’ENS de Lyon.

Fondée en France par un prince russe qui a abjuré sa foi orthodoxe pour devenir jésuite, la Bibliothèque slave naît tout à la fois russe et européenne, catholique et orthodoxe. Le parcours intellectuel et spirituel de son fondateur s’inscrit dans un lourd héritage historique, religieux et culturel. Avant d’appréhender ce parcours, il convient donc tout d’abord de se pencher sur cet héritage, lié également à l’histoire de la Compagnie de Jésus en Russie.

Dès les premiers siècles de son histoire, la Russie choisit l’héritage byzantin, et non celui de Rome. L’État russe et l’Église russe se construisent en marge de l’Occident chrétien dont ils se démarquent toujours davantage. Tout en se proclamant les héritiers de Constantinople, ils affirment aussi leur singularité et leur autonomie vis-à-vis de la capitale de l’Empire byzantin.

Le schisme de 1054, qui sépare les chrétiens d’Occident et les chrétiens d’Orient, place résolument la Russie au côté de l’orthodoxie. Des luttes d’influences religieuses et des conflits militaires opposent la Russie orthodoxe et les puissances catholiques. L’arrogance de Rome dont la volonté latente de récupérer les schismatiques est incessante, l’orgueil et le repli sur soi de l’orthodoxie russe toujours plus indissociable d’un mode de gouvernement autocratique contribuent à dresser entre l’une et l’autre des antagonismes et des préjugés durables. L’Occident chrétien méconnaît le monde russe qu’il juge ignorant et barbare, tandis que la Russie orthodoxe développe un fort sentiment antilatin, anticatholique, puis une hostilité déclarée à ceux qu’elle considère comme les fers de lance de la papauté : les jésuites.

Au xviiie siècle, de Pierre le Grand à Catherine II, la Russie entre définitivement dans le concert des nations européennes et s’ouvre largement aux sciences, aux techniques et à la culture venues d’Occident. Pierre le Grand se tourne résolument vers l’Europe, il transforme la Russie par des réformes fondamentales et institue l’empire auquel il offre une nouvelle capitale : Saint-Pétersbourg. Catherine II se pose en despote éclairé et propage la philosophie des Lumières. La culture française triomphe à Saint-Pétersbourg. L’impératrice encourage l’explosion culturelle qui caractérise son règne. Mais elle n’hésite pas à faire taire brutalement les voix des opposants. Le pouvoir autocratique est toujours exercé sans partage. La modernisation du pays, nécessaire mais imposée par le haut, ne profite vraiment qu’à une frange étroite de l’aristocratie, de plus en plus occidentalisée et complètement coupée du peuple toujours asservi.

En 1772, un premier partage de la Pologne fait entrer dans l’Empire russe une importante communauté catholique. Et en 1773 a lieu un épisode fondamental de l’histoire de l’ordre : le bref Dominus ac redemptor du pape Clément XIV dissout la Compagnie de Jésus. La décision papale ne peut être effective que si elle est promulguée par le pouvoir temporel. Catherine II omet de faire cette promulgation. L’impératrice utilise ainsi une population savante qui sert sa politique de développement de l’instruction, et elle se constitue aussi de précieux alliés dans les négociations avec les Polonais[1]. Cette étape russe va permettre à la Compagnie de Jésus de se reconstruire. Les jésuites fondent une école, puis un collège, le collège des Nobles, dans la capitale. Ils s’implantent même à Moscou. L’ordre organise des missions le long de la Volga, sur les rives de la mer Noire et de la mer Caspienne, au Caucase et en Sibérie. Lorsque la Russie accueille les émigrés français qui ont fui la France révolutionnaire, une communauté catholique, conservatrice et ultramontaine, commence même à avoir de l’influence sur certaines familles de l’aristocratie russe. La nouvelle vitalité de la Compagnie suscite la satisfaction pontificale. Et le nouveau Pape, Pie VII, signe, dès 1801, le bref Catolicae fidei qui reconstitue en Russie l’ordre de saint Ignace et annonce sa renaissance totale, effective en 1814. Le père Gabriel Gruber noue d’excellentes relations avec Paul Ier, successeur de Catherine II. L’empereur va jusqu’à confier au père jésuite la préparation d’un texte visant à réunir les Églises d’Orient et d’Occident. Ce texte est posé sur le bureau impérial le 11 mars 1801, jour de la mort de l’empereur qui n’en prendra donc jamais connaissance[2].

Après les premières années du règne d’Alexandre Ier, porteuses de grands espoirs de réformes, la déception est grande pour tous ceux qui rêvent de voir leur pays combler le retard politique et social qu’il accuse toujours vis-à-vis des autres nations européennes.

Alexandre Ier mène en effet des réformes d’inspiration libérale, qui laissent même espérer une remise en cause de l’autocratie. Son œuvre en matière d’instruction est particulièrement remarquable. Le système éducatif, réorganisé, devient un instrument solide au service de la formation d’une véritable élite. C’est la naissance des grandes revues emblématiques de la vie éditoriale du xixe siècle russe, comme Le Messager russe. Mais les grands projets de monarchie constitutionnelle n’aboutissent pas, et la question du servage reste inchangée.

La « guerre patriotique » contre l’envahisseur Napoléon est le déclencheur du sentiment national russe. Une culture proprement russe apparaît. Et, portée par les jeunes officiers de la noblesse, nourris des idéaux européens, une opposition au régime commence à prendre forme. Elle aboutit en 1825 à la révolte des décembristes.

Le règne de Nicolas Ier, qui s’ouvre par cette insurrection, est celui de la censure et de la répression. Le pays est bureaucratisé et militarisé. Interdite dans la sphère publique, la discussion se réfugie dans la sphère privée et s’épanouit dans les cercles intellectuels et littéraires. La culture russe explose enfin avec Alexandre Pouchkine, Nikolaï Gogol, Fedor Dostoïevski… C’est « l’âge d’or » de la littérature russe.

Cette première moitié du xxe siècle voit naître aussi un grand débat. Deux courants, celui des occidentalistes et celui des slavophiles, vont s’affronter.

En 1836, la controverse éclate au grand jour lors de la publication, dans la revue Le Télescope, de la première des Lettres philosophiques, écrites par Piotr Tchaadaev[3]. Selon le penseur russe, la Russie, séparée de l’Occident chrétien par ses origines byzantines et par le schisme de 1054, s’est développée en marge de la civilisation universelle née du christianisme latin, et n’a rien apporté, ni au monde, ni à elle-même. Le grand mérite de Pierre le Grand est d’avoir rattaché la Russie à cette civilisation en tournant résolument l’empire vers l’Europe. La Russie doit s’approprier son passé par un véritable travail historique. Nicolas Ier condamne ces théories qui sont immédiatement censurées, et leur auteur est déclaré fou.

Occidentalistes et slavophiles ont les uns et les autres le souci de la grandeur de la Russie et partagent souvent la même condamnation du servage. Ce qui les oppose réside dans le regard qu’ils portent sur la civilisation européenne. Le critique Belinski et l’écrivain publiciste Herzen s’inscrivent dans la ligne des réformes de Pierre le Grand et pensent que la Russie doit s’inspirer du modèle politique européen. Les slavophiles, eux, rejettent ce modèle. L’idéal politique des écrivains et philosophes Samarine et Aksakov repose sur une monarchie patriarcale fondée sur l’orthodoxie et le génie national russe, seuls garants de la liberté intérieure et spirituelle de chacun.

C’est dans cette Russie riche et complexe, façonnée par un lourd passé, étouffée par un pouvoir sclérosant, mais frémissante d’un souffle rénovateur, qu’Ivan Gagarine va accomplir son destin singulier.

Ivan Gagarine et la fondation de l’Œuvre des saints Cyrille et Méthode

Ivan Gagarine, un prince russe au destin singulier

Ivan Sergueïevitch Gagarine vient au monde à Moscou, le 18 juillet 1814, dans une illustre famille, emblématique de l’élite aristocratique russe, éclairée, occidentalisée et francisée. Les Gagarine, dont les ancêtres remontent jusqu’aux fondateurs de la Rus’, ont de tout temps été au service des tsars. Le père du jeune Ivan, Sergueï Ivanovitch (1777-1862), est grand maître de la Cour, membre du Conseil de l’empire, chevalier de Saint-Alexandre Nevski et de Saint-Vladimir. Sa mère, Varvara Mikhaïlovna (1776-1854), née Pouchkina, est une personne d’une grande rigueur morale et d’une grande piété. La famille Gagarine possède 3 000 serfs, plusieurs propriétés, dont une maison à Moscou et une à Dankovo, et des terres dans les provinces de Riazan et de Vladimir[4].

Le jeune Ivan est éduqué à la maison sous la houlette d’un précepteur français, Marin d’Arbelle. À dix ans, il écrit mieux le français que le russe et parle parfaitement le latin. Il est aussi initié à l’allemand. C’est un enfant très studieux et féru de lecture qui puise abondamment dans la bibliothèque familiale. Cette atmosphère propice à l’étude fait de lui un jeune homme extrêmement cultivé, particulièrement intéressé par l’histoire, celle de son pays et celle de l’Europe.

Dès 1831, le jeune prince embrasse la carrière diplomatique. Entrecoupées de séjours en Russie, ses missions le conduisent dans les grandes villes européennes, de Munich à Paris. Avide de découvertes intellectuelles et littéraires, le jeune diplomate fréquente l’élite cultivée et les salons à la mode, et salue l’arrivée de la vague romantique qui submerge l’Europe. À Munich, il rencontre le philosophe allemand Friedrich von Schelling et se lie avec Fiodor Tiouttchev, dont les vers seront publiés grâce à ses relations avec les poètes Alexandre Pouchkine, Piotr Viazemski et Vladimir Joukovski. Avec les représentants du slavophilisme, comme avec ceux de l’occidentalisme, le jeune homme discute et argumente. À Saint-Pétersbourg, il fait partie du fameux groupe des Seize. Faisant fi de la police du tsar, le prince et ses compagnons, parmi lesquels on compte Mikhail Lermontov, passent volontiers leurs soirées à « refaire le monde »[5]. À Paris, Ivan Gagarine va écouter Chopin donner des récitals, et entendre la tragédienne Rachel déclamer des vers de Corneille.

Mais parallèlement au tourbillon de cette vie brillante et mondaine, Gagarine est en quête d’un idéal qui emporte le cours de sa vie. Son journal, tenu de 1833 à 1842, révèle ses interrogations et ses attentes[6]. Homme de sa caste et de son temps, Gagarine rejette le pouvoir impérial tout puissant et souhaite l’abolition du servage, mais il condamne vigoureusement les révolutions et leurs excès. Sa soif d’absolu ne peut être comblée par une orthodoxie qui se confond avec l’autocratie et qui s’est vidée de son contenu spirituel. Selon lui, l’idéal orthodoxe ne va pas dans le sens de ce qui devient peu à peu sa préoccupation majeure : la grandeur de la Russie. Le 26 septembre 1834, il écrit ces lignes :

Ah ! Qui me donnera le secret d’être toujours occupé d’une pensée forte et féconde ? Sublime hyménée de la pensée qui vient féconder l’esprit et lui fait porter fleurs et fruits. Pourquoi, insensible à ce qui m’environne, ne me suis-je encore passionné pour aucun but noble, pour aucune pensée belle et utile, à lui donner ma vie de tous les jours, de tous les instants, toutes les facultés de mon être. Ô ma patrie ! Non, mon culte pour toi ne s’est pas éteint, il commence à réchauffer et à éclairer mon cœur, c’est à toi, ma patrie, que je vouerai ma vie et ma pensée. Mes études, mes travaux, ma fatigue, ma vie, tout te sera consacré[7].

Il déplore que la Russie ne soit toujours que la cadette de ses sœurs européennes et non pas leur égale. Il conclut ainsi en évoquant le rôle joué par Pierre le Grand :

Un des tiens qui était des plus grands et des plus sages et des plus forts, alla chercher tes sœurs aînées, et il revint vers toi en te portant une bonne nouvelle. Depuis ce temps-là, tu tendis la main à tes aînées et tu marchas où elles marchaient, mais elles étaient bien loin devant et tu fus obligé de courir beaucoup pour les rejoindre, et tu cours encore, et tu as laissé un grand espace derrière toi, mais il te reste encore à marcher, et il faut que tes fils marchent en avant et déblayent ton chemin de toutes les pierres et de toutes les ronces qui gênent ta route[8].

Dans ce chemin solitaire et souvent douloureux qui le mène jusqu’à la conversion au catholicisme, en 1842, les dernières années de la décennie 1830 sont déterminantes. En 1866, Gagarine dira lui-même qu’il doit le principe de sa conversion à Tchaadaev, mais aussi à la lecture d’un livre du haut procureur du saint-synode, Andreï Mouraviev, et à la fréquentation du père de Ravignan[9].

À partir de 1835, Gagarine fréquente assidûment Piotr Tchaadaev, qui le conforte dans sa conviction grandissante que c’est bien le schisme oriental qui a éloigné la Russie du progrès apporté par le christianisme latin.

À Paris, le jeune homme se rend très souvent chez Mme Swetchine, qui reçoit dans son salon les grandes figures du renouveau catholique français[10]. C’est chez elle qu’Ivan Gagarine fait la connaissance du père de Ravignan[11].

En 1841, Andreï Nikolaïevitch Mouraviev (1806-1874), haut procureur du saint-synode, publie à l’Imprimerie synodale un ouvrage qui s’intitule La Vérité de l’Église universelle au sujet du siège de Rome et des autres sièges patriarcaux[12]. La conviction d’Ivan Gagarine que l’Église universelle est bien l’Église romaine se forge définitivement, semble-t-il, au contact des arguments contraires du zélé partisan de l’orthodoxie.

Le 19 avril 1842, Ivan Gagarine est reçu au sein de l’Église catholique par le père de Ravignan. En juin 1842, le jeune homme retourne une dernière fois en Russie où il effectue une sorte de retraite dans la propriété familiale de Dankovo. C’est pendant ces semaines de réflexion intense que sa mission de convertir les schismatiques lui est révélée. Le poids de cette révélation l’accable. Aura-t-il les forces nécessaires pour affronter ce combat qu’il ne peut pas mener seul ? Écoutons ce que lui-même raconte de ce moment capital de son existence :

[…] pour rattacher à l’unité catholique un grand peuple qui en est séparé depuis tant de siècles, la sanction de l’obéissance était nécessaire à tous les instants et dans tous les détails de l’entreprise, et je ne trouvai de garanties suffisantes que dans un ordre religieux déjà ancien, appuyé sur l’obéissance et qui avait fait ses preuves de dévouement au Saint-Siège. C’était me porter naturellement vers la Compagnie, pour laquelle j’éprouvais un attrait déjà ancien[13].

En 1843, Ivan Gagarine intègre l’ordre de saint Ignace et devient le père Jean-Xavier Gagarine. Ivan Sergueïevitch est conscient du retentissement que va avoir en Russie l’abjuration de sa foi orthodoxe. Il sait qu’il aggrave encore son cas en choisissant la voie de la Compagnie de Jésus. Il sera condamné sans appel et devra abandonner son pays et sa famille. Le déchirement profond que son choix lui impose ne s’effacera jamais. Et le sentiment de la perte incommensurable de sa patrie et de sa famille l’accompagnera jusqu’à son dernier jour. En 1845, le prince Ivan Sergueïevitch Gagarine est déchu de tous ses droits, banni à vie de la Russie et, au cas où il se retrouverait illégalement à y séjourner, il serait condamné à perpétuité à l’exil en Sibérie.

À plusieurs reprises, et dès sa première année au noviciat de Saint-Acheul, le père Gagarine informe ses supérieurs de sa volonté de mettre en place une mission apostolique envers les peuples slaves. La Compagnie de Jésus répond négativement à ses requêtes. Toutefois, en 1855, le père Gagarine obtient enfin de la Compagnie de Jésus une réponse favorable. Gagarine s’est rendu à Rome où il a rencontré le vicaire général de la Compagnie, le père Beck, qui, quelque temps plus tard, adresse au provincial de France un courrier que l’on peut considérer comme la charte de fondation de la Bibliothèque slave. En voici un extrait :

Ce projet renferme deux choses, qu’on emploiera selon que la divine providence nous le permettra. D’abord, on fondera une espèce de bibliothèque, qui pourra porter le nom de saint Cyrille et de saint Méthode, apôtres des Slaves. En même temps, on essaiera de fonder des missions pour la conversion des Slaves. En attendant qu’on sonde le terrain pour pouvoir commencer les missions et, s’il se peut, fonder un noviciat, on commencera par publier quelques ouvrages qui, avec la bénédiction de Dieu, prépareront les cœurs et dissiperont les préjugés. Cette publication se fera en deux manières :

1° On tâchera de réunir des livres en différentes langues, qui ont rapport au schisme, à l’histoire ecclésiastique des pays slaves et surtout de la Russie, en un mot des livres qui peuvent être utiles en vue de la conversion de ces peuples. Une bibliothèque ainsi composée n’existe probablement nulle part, et elle serait cependant de la plus grande utilité, pour ne pas dire de première nécessité, à tous ceux qui veulent s’instruire sur ces matières.

2° On fera ensuite des publications, traductions, réimpressions, ouvrages originaux en diverses langues, toujours en vue du même objet : de sorte que chaque année on puisse faire imprimer un ou plusieurs volumes contenant une série de documents et de dissertations analogues au but principal de la bibliothèque[14].

L’Œuvre des saints Cyrille et Méthode est fondée, et avec elle commence l’existence de la Bibliothèque slave.

Le père Martynov et le père Balabine, jésuites russes eux aussi contraints à l’exil, s’associent au père Gagarine pour mener à bien la mission de l’Œuvre. Ivan Matveevitch Martynov naît à Kazan en 1821. Élevé à l’Institut des orphelins de Gatchina, il fait de brillantes études à l’université de Saint-Pétersbourg. Il devient précepteur des enfants du comte Chouvalov, qui lui aussi deviendra catholique. Martynov se convertit et entre dans la Compagnie de Jésus en septembre 1845. Evgueni Petrovitch Balabine est né de mère française et catholique en 1815. Homme cultivé, il s’intéresse à la littérature et à l’art, et pratique la musique. Il fréquente Gogol, lorsque celui est le précepteur de ses sœurs. Il entame une carrière dans la haute administration, au service du ministère de l’Intérieur. Mais en 1852, lui aussi change de manière radicale le cours de sa vie en devenant jésuite. D’abord affecté dans des collèges du Midi de la France, le père Balabine vient ensuite rejoindre les pères Gagarine et Martynov dans leur résidence parisienne de la rue des Postes.

Jusqu’à la disparition du père Gagarine et de ses compagnons, la Bibliothèque slave est indissociable de l’Œuvre des saints Cyrille et Méthode. Il s’agit donc de rassembler une documentation qui puisse servir les desseins des pères russes de rallier les schismatiques. Une bibliothèque, que l’on appelle alors le Musée slave, ou encore le Museum slavicum, se constitue peu à peu selon les orientations prises par les travaux entrepris par l’un ou l’autre des trois pères russes. Elle se nourrit également de leurs propres publications.

Le père Martynov est avant tout un chercheur. Il est l’auteur de travaux théologiques. Il est aussi philologue et historien. Il s’attache particulièrement à décrire et analyser les manuscrits slaves conservés en Europe[15].

Le père Balabine fonde sa mission apostolique sur l’enseignement qu’il dispense dans les collèges jésuites de la capitale.

Le père Gagarine intègre au Musée slave ses propres livres qui l’accompagnent dans son exil. Sur plusieurs ouvrages, on peut découvrir son ex-libris. Œuvres littéraires, récits de voyage, études historiques composent la bibliothèque du prince. Homme d’action avant tout, ce sont les multiples entreprises qu’il développe inlassablement qui orientent sa documentation personnelle. Mais ces entreprises ne sont pas dissociables d’une production éditoriale tout aussi importante. Les questions religieuses slaves, comme les relations de la Russie avec le catholicisme et les catholiques, sont au cœur des ses préoccupations. Le père Gagarine fournit de nombreux articles à différentes revues et publie également plusieurs ouvrages, dont le fameux La Russie sera-t-elle catholique ?[16]. Avec ses deux compagnons, il est aussi à l’origine de la naissance de la revue Études.

Fidèles aux engagements de l’œuvre, les pères proposent en effet d’éditer une revue. L’organe ainsi créé est appelé Études de théologie, de philosophie et d’histoire. La direction, qui doit être franco-russe, est confiée aux pères Gagarine et Charles Daniel. Le premier volume paraît en 1856. Le premier article est signé par le père russe et s’intitule « L’enseignement de la théologie dans l’église russe ». Tout se passe fort bien les premières années. Puis des dissensions éclatent. Le père Gagarine entend que l’on publie seulement des articles sur la Russie et les églises d’Orient, alors que les pères jésuites français souhaitent créer un organe de presse plus généraliste, susceptible de toucher à la fois un public de personnes cultivées et un public de scientifiques. La volonté des autorités jésuites, poussées par les jésuites français, choisit la voie d’une publication généraliste. Malgré l’obstination du père Gagarine, qui se battra longtemps pour faire valoir leurs vues, la revue échappe peu à peu à l’influence des pères russes dont le projet éditorial se solde par une cruelle déception[17].

Les pères Gagarine, Martynov et Balabine font d’autres tentatives, toujours sans lendemain, pour posséder leur propre publication. L’une aboutit néanmoins, en 1863, à la publication en langue russe du Recueil cyrillo-méthodien [Sbornik Kirillo-Mefodevskij]. Le Recueil connaît deux numéros puis cesse de paraître[18].

En 1866, le père Gagarine soumet à la Compagnie un nouveau projet qui recueille son approbation : fonder à Paris un collège pour les jeunes Russes. Une publication, bimensuelle, rédigée en russe, et modestement composée d’une seule feuille, accompagnera cet enseignement. Une résidence russe vient alors de s’établir à Versailles, 20, rue Saint-Honoré. Pour unir leurs forces à ces nouveaux partenaires, nos pères russes partent donc s’y installer. C’est le premier déménagement de l’œuvre, inaugurateur d’une longue série. Le projet, quant à lui, malheureusement, ne se concrétise pas.

Devant ces tentatives infructueuses le père Gagarine songe à transporter l’Œuvre loin de Paris, d’abord à Jérusalem, puis à Rome. Le père Beck refuse. En 1869, les pères russes déménagent à nouveau, toujours dans Versailles, au 40, rue des Bourdonnais. La petite communauté passe là les années de la guerre de 1870 et de la Commune. En 1871, la décision est prise de regagner Paris, Versailles étant trop éloignée de la colonie russe de la capitale. Les pères s’installent 33, rue de Sèvres. À cette adresse, la communauté va connaître quelques années paisibles. En 1877, le père Balabine étant chargé de cours au collège Saint-Ignace, un nouveau père russe, le père Paul Pierling, rejoint la rue de Sèvres.

Le père Pierling naît en 1840 dans une famille catholique qui s’est implantée en Russie sous le règne de Catherine II, et dont plusieurs membres sont devenus jésuites. Il entre dans la province d’Autriche à l’âge de dix-sept ans. Historien, il entreprend en 1878 une série de publications qui s’attaquent à une question qui a beaucoup agité l’histoire russe : celle du faux Dmitri. Le père Pierling amasse sur le sujet une documentation impressionnante qui fait de la Bibliothèque slave un excellent réservoir pour l’étude de ce problème. Il s’attelle ensuite à une histoire des relations de la Russie avec le Saint-Siège. Pour conforter ses propres travaux et pour participer aux visées missionnaires du Vatican sur les Bulgares, le jésuite russe séjourne à Rome et accomplit un périple qui le mène de Constantinople à Sofia. Il ne manque pas d’en rapporter de nombreux documents pour enrichir la bibliothèque.

Pendant ces années, outre ces apports venus du père Pierling, la bibliothèque s’accroît grâce à des achats, des dons et des legs. Elle reçoit en particulier deux dons extrêmement importants et prestigieux. M. de Régnon, frère du père Théodore de Régnon, offre tous ses livres de philologie. Et William Palmer, anglican converti au catholicisme après être passé par l’orthodoxie, lègue au Musée slave tous ses ouvrages russes de théologie et d’histoire.

En 1880, des décrets votés dans le cadre de l’établissement de l’école républicaine et laïque mettent en péril l’existence de la communauté des pères russes et celle de leur bibliothèque. Si les collèges jésuites ont prospéré après la loi Falloux (1850) qui a confirmé la liberté accordée aux écoles religieuses, la Société de Jésus est toujours interdite depuis 1764[19]. Le décret du 24 mars 1880 sur les congrégations religieuses oblige la société « non autorisée » de Jésus à se dissoudre dans les trois mois et à évacuer les collèges dans les six mois.

Cette situation suscite bien évidemment la vive inquiétude des trois pères russes. Heureusement, les décrets ne stipulent pas que les biens privés doivent être confisqués. Les pères quittent la rue de Sèvres et y laissent leurs ouvrages. Mais la crainte de perdre leur bien les taraude toujours. On songe à quitter Paris, pour l’Angleterre, ou pour Rome. On envisage même de vendre la bibliothèque à un Anglais, le duc de Norfolk, qui s’engage à la léguer à sa mort à un jésuite anglais. Le provincial s’oppose catégoriquement à cette initiative, arguant que ces craintes ne sont pas fondées. L’avenir lui donne raison. Les maisons s’ouvrent à nouveau aux expulsés.

De la fin du xixe siècle jusqu’à la fin de la Première mondiale, la mission des pères russes ne semble pas être une priorité pour la Compagnie de Jésus. Les pères affrontent souvent seuls des problèmes matériels qu’ils résolvent comme ils peuvent. En 1880, ils doivent donc chercher une nouvelle résidence. On s’en remet à la générosité des amis. Le comte de Vassart d’Hozier propose l’entresol de son hôtel, 250, rue de Rivoli. Et Mme Henri de Villeneuve offre ses appartements, au numéro 212 de la même rue. Finalement, les pères russes s’installent chez le comte de Vassart d’Hozier. Ils vivent rue de Rivoli et travaillent rue de Sèvres où est restée la bibliothèque, allant même jusqu’à éviter de revêtir leurs habits de prêtre pour ne pas attirer l’attention. Cette situation étant pour le moins inconfortable, on décide de déménager les livres. Un seul appartement n’y suffisant pas, on utilise les deux logements de la rue de Rivoli. On s’emploie, tant mal que bien, à transporter en plusieurs voyages toute la bibliothèque en charrettes à bras.

On vient de s’installer rue de Rivoli quand le père Gagarine meurt brutalement le 17 juillet 1882. Le père Balabine s’était établi au Caire pour poursuivre ses travaux, il y décède en 1893. Grâce à la générosité du vicomte de Champeaux-Verneuil, les pères Pierling et Martynov emménagent au 36, de l’avenue Foch, dans une nouvelle demeure. Le père Martynov quitte Paris pour Cannes, où il s’établit pour finir ses jours. Il disparaît à son tour en 1894. Le père Pierling se retrouve seul à assumer sa tâche. Néanmoins, les autorités jésuites, émues de sa solitude, l’encouragent à rejoindre la rue de Sèvres. En 1895, les collections de la Bibliothèque subissent un nouveau déménagement.

La direction du père Pierling

Au début du xxe siècle, la Bibliothèque slave a vraiment pris forme. Elle commence à acquérir son autonomie vis-à-vis de l’œuvre des saints Cyrille et Méthode. Grâce au père Pierling, elle s’est encore enrichie de superbes pièces. Les relations de ce dernier avec les libraires et les sociétés savantes de Saint-Pétersbourg, ses liens avec le grand-duc Nikolaï Mikhaïlovitch lui permettent de recevoir des documents qu’elle peut s’enorgueillir d’être la seule à posséder. Historien, le grand-duc offre au Musée slave de nombreux livres, dont ses propres publications. Et grâce à son intermédiaire, la Bibliothèque reçoit de Nicolas II l’intégralité du code des lois russes où, sur chaque volume, on a apposé l’ex-dono du souverain russe.

Fondée pour répondre à une mission évangélique, la Bibliothèque déborde désormais du cadre de cette mission. Les pères fondateurs ont légué à leurs successeurs les bases d’un fonds qui commence à être un instrument pour la slavistique française. Des spécialistes du monde russe et slave enseignent désormais la langue et l’histoire russes au Collège de France et à l’École des langues orientales. Depuis Anatole Leroy-Beaulieu, auteur de la première véritable analyse de l’histoire de l’Empire russe, d’autres ont contribué à forger une véritable connaissance scientifique de la civilisation russe. Les études publiées par Louis Léger, Alfred Rambaud sont bien présentes dans la Bibliothèque slave[20]. L’explosion de l’Âge d’argent, à la fin du xixe siècle, place la Russie à l’avant-garde de la création artistique et littéraire. Féru de littérature et attentif à cette effervescence artistique, le père Pierling fait entrer la littérature et l’art dans les collections de la Bibliothèque slave.

En 1901, la Bibliothèque connaît à nouveau une période difficile. La loi Waldeck-Rousseau de 1901 oblige les congrégations non autorisées à demander le vote d’une loi leur reconnaissant une personnalité juridique. Pour les jésuites, la situation est claire, c’est leur disparition annoncée.

L’exil à Bruxelles chez les bollandistes

Après bien des hésitations, le père Pierling se résout à quitter la France, emportant ses livres avec lui. Il se tourne vers la société savante des bollandistes, établie à Bruxelles[21]. Les pères belges et les pères russes se connaissent bien et collaborent ensemble autour de projets scientifiques communs. Ils concluent un accord qui stipule que la Bibliothèque sera transférée à Bruxelles où, tout en restant la propriété de la province de France, elle sera mise à la disposition des bollandistes. Pendant deux décennies, la Bibliothèque slave prospère à Bruxelles.

L’ère des slavistes : de Paris à Meudon

Le retour à Paris

En France, après la guerre, la situation des jésuites a très favorablement évolué. D’autre part, la situation religieuse de la nouvelle Russie bolchevique requiert toute l’attention des autorités du Vatican et de la Compagnie de Jésus. En conséquence, la province de France réclame le retour de la Bibliothèque slave à Paris. Mais les bollandistes s’y opposent avec vigueur. Ils mettent en avant le travail accompli : le catalogage des collections, les facilités à leur accès accordées aux chercheurs, le confort des espaces de travail et l’argent investi pour préserver et enrichir la Bibliothèque. La discussion s’engage entre les deux parties et l’affaire semble pouvoir se régler à l’amiable, quand l’entrée en scène du nouveau directeur de la Bibliothèque slave, Marie-Joseph Rouët de Journel, durcit le ton des négociations.

En 1923, Marie-Joseph Rouët de Journel a succédé au père Pierling, décédé en 1922. Né à Saint-Aignan, en 1880, il entre chez les jésuites à l’âge de 17 ans. Ses études de théologie l’amènent à travailler à l’Enchiridion Patristicum, recueil des principaux textes des pères de l’Église sur les problèmes théologiques. Dès 1905, la situation politique russe alerte la hiérarchie jésuite. Le père Rouët de Journel est encouragé à étudier la langue russe et à orienter ses travaux de recherche dans le but de servir la cause de la religion dans ce pays.

Les négociations entre les pères français et les pères belges s’éternisent jusqu’en 1924. Le père Rouët de Journel n’a qu’un seul objectif : récupérer l’intégralité des documents, sans même une contrepartie. Son comportement, peu diplomatique, voire agressif, choque les bollandistes. On arrive laborieusement à un accord : l’ensemble des documents regagnent la France, à l’exception de ceux qui servent les travaux des bollandistes. Mais ces derniers devront les rendre lorsqu’ils n’en auront plus besoin. Il est difficile aujourd’hui de savoir si les ouvrages gardés par les bollandistes ont été rendus. La Bibliothèque a sans doute perdu quelques pièces, mais elle a été remarquablement conservée et même enrichie par les bollandistes qui sont les grands perdants dans cette délicate affaire. Quoi qu’on pense du comportement du père Rouët de Journel, c’est grâce à son obstination que la Bibliothèque slave demeure en France, où elle va connaître pendant de longues années la période la plus faste de son histoire[22].

La période faste

Dans les années 1920, la Russie, devenue l’URSS, connaît une vague d’émigration sans précédent. Après Prague et Berlin, Paris devient à son tour la capitale de l’émigration russe. Le 33, rue de Sèvres abrite alors l’Union française de l’aide aux Russes (UFAR), association d’aide aux émigrés russes dirigée par Mgr Chaptal. Grâce à lui, la Bibliothèque s’installe à nouveau dans ces lieux. Le matin, les locaux accueillent l’UFAR, tandis que l’après-midi ils se transforment en salle de lecture pour les émigrés.

Une ère nouvelle vient de commencer pour la Bibliothèque slave. Elle n’est plus aux mains de pères russes, mais elle confie son destin à celles des slavisants. De plus en plus connue des chercheurs, elle joue un rôle toujours plus important dans le paysage de la slavistique française. Lorsqu’en 1922 André Mazon dresse un état de celle-ci, les apports des travaux des pères Pierling, Rouët de Journel et Martynov sont cités[23]. Dans un article consacré au père Pierling, l’historien russe Chmourlo fait l’éloge de la Bibliothèque slave :

À cause de la quantité de livres qui parlent de la Russie et qui sont en russe, on pourrait l’appeler « Bibliothèque russe »[24].

La Bibliothèque s’ouvre au public et obtient des subventions du ministère de l’Éducation nationale et de la Ville de Paris. La communauté russe la fréquente assidûment. La vitalité de cette communauté enrichit et irrigue durablement la vie culturelle française. Cette communauté d’origines sociales et politiques très diverses est néanmoins unanime dans son rejet de la Russie bolchevique et unie par sa langue et sa culture, et, pour certains, son orthodoxie. Dans un premier temps, elle ne cherche pas à s’intégrer, et elle se donne pour mission de préserver son héritage historique et ses traditions afin de reconstruire le pays lorsque, enfin, elle pourra retourner y vivre. Une vie éditoriale intense animée par les russes émigrés s’épanouit alors à Paris. Revues, journaux, témoignages, romans, études historiques sont publiés en abondance. Grâce à des acquisitions et des dons prodigués souvent par les émigrés eux-mêmes, cette masse énorme de publications se reflète aujourd’hui dans la Bibliothèque slave.

Après le départ de l’UFAR, en 1938, le père Rouët de Journel rachète aux Domaines la résidence de la rue de Sèvres, confortant ainsi la conservation et le développement de la Bibliothèque. Le directeur du Musée slave poursuit son travail d’historien. En 1922, il publie l’histoire du collège russe de Saint-Pétersbourg ; en 1953 paraît l’histoire des nonciatures de Russie.

La princesse Anna Alexandrovna Kourakina apporte son érudition et ses compétences professionnelles à la conservation et à la valorisation de la Bibliothèque. Émigrée en France depuis 1937, la princesse travaille à la bibliothèque Tourgueniev, puis au service russe de la Bibliothèque nationale et, dès 1946, elle vient prêter main-forte au père Rouët de Journel.

En 1956, la Bibliothèque slave peut fêter ses cent ans dans la joie et la sérénité. Le slavisant Pierre Pascal (1890-1983), l’historien Victor-Lucien Tapié (1900-1974), le grand spécialiste de l’histoire de l’art russe Louis Réau (1881-1961), ainsi que les hommes politiques Louis Joxe (1901-1991) et Joseph Paul-Boncour (1873-1972), honorent de leur présence les festivités.

Le père Rouët de Journel meurt brutalement dans un accident en 1970. Le père jésuite René Marichal lui succède.

L’arrivée du père René Marichal et les premières vicissitudes

Le père Marichal, chercheur et traducteur, collabore avec le père Rouët de Journel à la Bibliothèque slave dès 1956. Lorsqu’il en prend la charge, la Bibliothèque, qui a continué à s’accroître, est devenue un fonds important. Voici comment son nouveau directeur la dépeint :

[La Bibliothèque] compte aujourd’hui environ 35 000 volumes qui offrent une documentation unique sur l’histoire religieuse et profane de la Russie surtout, mais aussi des autres pays slaves. On peut y trouver la collection complète d’une bonne dizaine des grandes revues du xixe siècle, revues historiques, littéraires, ecclésiastiques ou d’intérêt général. La littérature y est représentée aussi, bien qu’elle ne soit pas la plus favorisée. La philosophie et la théologie russes constituent des secteurs particulièrement pourvus. Sur l’histoire de la révolution d’Octobre, une masse documentaire importante a été réunie[25].

Mais la Bibliothèque slave entre alors dans une période difficile. Son bel équilibre est mis à mal par de graves incertitudes qui pèsent sur son hébergement. Le père Marichal est donc rapidement confronté à un problème majeur : il faut quitter la demeure de la rue de Sèvres, car elle doit être démolie. Après bien des vicissitudes qui vont durer deux ans, la Bibliothèque peut s’installer dans des locaux de la Compagnie, où l’on a bien voulu lui faire une petite place. À présent, c’est en 2 CV que les précieux documents vont se promener de la rue de Sèvres au 14 bis, rue d’Assas. Deux semaines plus tard, tout est à nouveau en ordre et la Bibliothèque ouverte au public.

Mais cet asile ne dure que dix ans. La province de France désire regrouper géographiquement les rédactions des revues jésuites de Paris. Il faut encore une fois que la Bibliothèque slave cède la place. Après avoir envisagé diverses solutions, on décide de s’installer à Meudon, dans le Centre d’études russes Saint-Georges, dont le Père Marichal est également le directeur. L’installation nécessite la construction d’un nouveau magasin. En attendant, les livres vont dormir pendant deux ans dans des cartons stockés dans des salles du Centre. Certaines reliures seront irrémédiablement endommagées. En 1983, l’installation définitive s’organise. Transportés cette fois par un minibus Volkswagen, grâce à la bonne volonté et les bras des uns et des autres, les livres sont rangés et classés sur de nouveaux rayonnages.

Une nouvelle aventure peut commencer pour la Bibliothèque fondée par Ivan Gagarine. Son histoire est désormais associée à celle du fonds Saint-Georges.

Le fonds Saint-Georges

La création de l’Internat Saint-Georges

Pour raconter l’histoire du fonds Saint-Georges, il nous faut remonter le temps et revenir au début des années 1920. Constantinople est alors le premier centre de l’émigration russe. Des familles entières attendent, dans des conditions souvent très difficiles, de pouvoir poursuivre leur route vers l’Ouest ou rentrer en Russie.

Deux pères jésuites se trouvent également dans la capitale turque : les pères Louis Baille et Stanislas Tyszkewicz, en transit avant de rejoindre la Géorgie où ils sont envoyés en mission[26].

Touché par la détresse de la communauté russe, le père Baille fonde un Comité pour l’éducation des enfants russes. Ce comité lance un appel à la création d’un pensionnat pour les garçons de 7 à 16 ans. Ce pensionnat voit le jour en 1921 et s’installe dans les locaux d’un collège de lazaristes autrichiens et hongrois. Il prend le nom de Saint-Georges. L’abbé Sipiaguine, un émigré russe, apporte à la nouvelle communauté la connaissance de sa langue maternelle[27]. L’organisation et la tenue de l’ensemble sont confiées à d’anciens officiers de l’armée de Wrangel. Le cycle scolaire normal est assuré par le collège des Lazaristes.

En 1922, la situation politique devient problématique pour les émigrés russes. La communauté russe doit partir, et le Père Baille se tourne alors vers la Belgique où les religieux du diocèse de Namur ont déjà mis en place des structures d’aide aux étudiants russes. C’est ainsi qu’en mars 1923, l’abbé Sipiaguine quitte la Turquie avec un groupe de 38 enfants et 12 adultes pour Namur.

Le fonds Saint-Georges, comme le fonds Gagarine, prend racine dans l’histoire russe et naît directement de l’émigration russe. L’expérience de l’Internat Saint-Georges n’est pas unique. La plus grande crainte des émigrés russes est de voir leurs enfants perdre leur identité russe. Leur préoccupation majeure est donc l’éducation de la jeune génération. Dans plusieurs pays d’accueil, on crée des établissements russes où les enfants étudient leur langue, leur histoire et leur religion.

Cette expérience rejoint aussi la nouvelle attitude adoptée par le Vatican, après 1917, vis-à-vis des chrétiens d’Orient. Le pape Pie XI encourage le rapprochement des deux liturgies. Jusqu’alors, l’orthodoxie restait mal connue et était toujours envisagée sous l’angle de son opposition et de ses différences avec le catholicisme. Le père Gagarine a sans doute contribué à faire naître un esprit de conciliation entre les deux communautés religieuses. Mais l’unionisme ne s’épanouit que beaucoup plus tard, et c’est grâce à la présence russe en France que naît un véritable rapprochement entre orthodoxes et catholiques français. Au xixe siècle, la Russie connaît un renouveau spirituel, puis religieux et ecclésiastique, qui se confirme au début du xxe siècle. La révolution russe sonne le glas de ce renouveau. Mais celui-ci se poursuit au-delà des frontières. En France, les grands représentants de la pensée religieuse russe, comme Nikolaï Berdiaev et Sergueï Boulgakov, lui donnent un nouveau souffle. En 1925, l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge est fondé à Paris. Russes orthodoxes et Français catholiques se rencontrent de manière féconde. La pensée religieuse russe et son rayonnement sur le sol français, l’union chrétienne et ensuite son évolution vers l’œcuménisme sont aussi des composantes fortes de la Bibliothèque slave.

Avec le début de la Deuxième Guerre mondiale, la communauté de Namur vit des jours difficiles. Beaucoup de jeunes gens sont totalement coupés de leurs familles qui résident en France. En 1940, l’Internat Saint-Georges décide donc de quitter la Belgique pour Paris. Il est hébergé dans un immeuble de la Compagnie de Jésus, au 9, rue Renouard. En 1946, les pères et leur pensionnat peuvent envisager de s’installer dans des lieux plus conformes à leurs vœux et à leurs ambitions. Ils trouvent résidence à Meudon, dans une vaste demeure et son terrain de deux hectares appelés le Potager du Dauphin.

L’Internat Saint-Georges de Meudon

À l’origine, les motivations des fondateurs de l’internat ne sont pas exemptes de volonté prosélyte. Mais ces motivations évoluent et des pratiques œcuméniques caractérisent l’encadrement instauré à l’Internat Saint-Georges de Meudon.

Les pensionnaires, issus de familles orthodoxes, sont encadrés par des catholiques et, qui plus est, des pères jésuites. Mais l’objectif des pères est conforme aux vœux des familles russes : former une nouvelle génération qui rentrera au pays pour œuvrer à sa renaissance. Il ne s’agit donc pas de les convertir au catholicisme, mais au contraire de les accompagner dans l’appropriation de leurs propres traditions. La tradition culturelle est respectée : on parle russe au sein de l’internat. La tradition religieuse l’est aussi : on adopte les rites slaves orthodoxes. Les pères de Meudon sont des prêtres ordonnés selon le rite orthodoxe et célèbrent la messe comme les orthodoxes de Paris, à cette différence qu’ils nomment le pape de Rome et non le patriarche de Moscou.

Peu à peu, afin d’éviter les déplacements des enfants à Paris pour l’enseignement, leur scolarisation a lieu aussi à l’internat même. Pendant un temps, toutes les classes existent à Saint-Georges. Puis elles sont progressivement abandonnées. Les pensionnaires sont scolarisés à Meudon, à Sèvres ou à Versailles. Il faut songer que la plupart des jeunes gens sont désormais appelés à construire leur vie en France, et il faut leur donner tous les moyens de s’y intégrer. Au début des années 1960, le recrutement se fait plus rare. La colonie russe s’assimile d’année en année davantage. Les activités se diversifient : on développe un atelier d’initiation à l’iconographie et on organise des stages de langue russe. Ces stages attirent un public d’étudiants de plus en plus nombreux, pendant les petites et grandes vacances.

Le Centre d’études russes de Meudon

En 1972, Saint-Georges abandonne définitivement l’enseignement scolaire et se consacre à l’enseignement de la langue russe dispensé à des étudiants qui, pour la plupart, ne sont pas russes, ni même français, mais viennent du monde entier. Les cours ont pour vocation de compléter l’enseignement universitaire, et non de s’y substituer. En conséquence, la bibliothèque constituée à l’internat dès la « période belge » se réorganise à nouveau : littérature et linguistique en priorité pour l’enseignement, et histoire et théologie pour le travail des pères. Un fonds important de soviétologie se développe. Les échanges d’ouvrages avec les institutions russes, universités et bibliothèques sont très dynamiques et contribuent à enrichir considérablement les collections. Si les livres en langue russe sont privilégiés, on veille aussi à se procurer des ouvrages traitant des questions russes en français ou dans d’autres langues européennes. On aménage un magasin et une salle de consultation. Le père François Rouleau est en charge du projet, et sœur Nathalie Lajarthe prend en main l’organisation effective de la bibliothèque[28]. Le Centre, dans les années 1970, est abonné à plus de quarante titres soviétiques. Un fichier matière extrêmement pointu et complet est conçu par Mme Françoise Michaud.

La bibliothèque se transforme encore à l’arrivée de la Bibliothèque slave. Elle réunit les deux collections sans pour autant les fusionner, à l’exception des collections de l’émigration et des périodiques, et prend le nom de Bibliothèque slave de Meudon.

La Bibliothèque slave et le Centre d’études russes ont aussi une activité éditoriale. En 1979, le père Marichal fonde la revue de culture chrétienne en langue russe Simvol, destinée aux catholiques russes et aux intellectuels orthodoxes, et animée d’un esprit œcuménique. Des monographies sont également publiées. Enfin, le Centre collabore avec l’association Plamia qui édite une revue éponyme d’information et de réflexion sur le monde russe.

Arrivent les années 1990. Encore une fois l’Histoire frappe à la porte et influe sur la destinée de la Bibliothèque slave. Le mur de Berlin est tombé, l’URSS n’est plus et la Fédération de Russie ouvre ses frontières. La vocation du Centre de Meudon est peu à peu remise en question. En 1992, le Centre d’études cesse ses activités.

Par ailleurs, en France, la Compagnie a vu ses effectifs se réduire considérablement. En 2000, en compte environ 700 membres pour la province de France, alors qu’on avance le chiffre de 1 436 pères jésuites pour l’année 1974[29]. En 2002, la Compagnie de Jésus décide de confier la Bibliothèque slave de Meudon à d’autres mains que les siennes. Le départ du Potager du Dauphin se fait dans la tristesse. Et c’est un déchirement pour la communauté de Meudon que de se séparer de ses livres.

La Bibliothèque slave à Lyon

L’arrivée à Lyon

La Bibliothèque slave de Meudon doit poursuivre son chemin. Il faut se mettre en quête d’une institution susceptible de l’accueillir en dépôt. Le choix va finalement se porter sur la ville de Lyon. La Bibliothèque slave est alors scindée en deux parties : les ouvrages d’art et de littérature (20 000 documents) vont à la bibliothèque municipale de Lyon, et les collections de sciences humaines, la part la plus importante, 60 000 documents, s’installent à la bibliothèque de l’ENS-LSH. Malheureusement, la bibliothèque municipale de Lyon n’obtient pas le recrutement du personnel spécialisé qu’elle espérait. Les collections qui y sont déposées ne peuvent pas être traitées, ni même consultées. Aussi, en mars 2008, les collections de littérature et d’art rejoignent-elles celles de sciences humaines à la bibliothèque de l’ENS-LSH. En juin 2010, la Compagnie de Jésus et l’ENS-LSH, désormais École normale supérieure de Lyon, officialisent ce regroupement par la signature d’une nouvelle convention de dépôt.

Le fonds slave des jésuites de la bibliothèque de l’ENS de Lyon

La bibliothèque de l’ENS de Lyon a donc aujourd’hui le privilège de conserver dans ses locaux les 80 000 documents des fonds Gagarine et Saint-Georges.

L’histoire de ces fonds a montré comment l’héritage historique, religieux et culturel russe les a façonnés et nourris. Aujourd’hui désignés sous le nom de « fonds slave des jésuites », ils embrassent dans sa totalité la civilisation d’un univers immense et foisonnant : Russie kiévienne, Moscovie, Russie impériale, période soviétique, vie religieuse, vie sociale, vie intellectuelle, vie artistique et littéraire, politique, économie, droit.

Bibliothèque jésuite, la Bibliothèque slave s’inscrit dans l’histoire de la Compagnie de Jésus qu’elle illustre à travers de nombreux documents ; elle apporte cet élément profondément original qu’est l’histoire des jésuites en Russie.

Européen tout autant que russe, ce vaste gisement reflète aussi l’histoire de la Pologne, des Balkans, de l’Empire ottoman, de la France et de ses relations avec la Russie. Une grande partie du fonds Gagarine contient des éditions publiées avant 1900, dont certaines remontent jusqu’au xvie siècle, et qui traduisent le patrimoine du livre européen.

Un autre atout majeur est la grande variété typologique des documents. Les collections comptent plus de 1 500 titres de périodiques et contiennent aussi des cartes et des plans, anciens et contemporains, des gravures, des cartes postales, des photographies, des affiches et, même, des disques vinyles. Enfin, si les archives personnelles des pères fondateurs sont conservées aux archives de la Compagnie de Jésus à Vanves, le fonds slave des jésuites peut offrir à la consultation les documents de travail des jésuites russes, ainsi que de nombreuses boîtes contenant des fascicules, des tirés à part, des extraits manuscrits, des coupures de presse et des dossiers documentaires.

L’arrivée de la Bibliothèque slave à l’ENS de Lyon a joué un rôle dynamique, à la fois pour la Bibliothèque et pour la Recherche. D’emblée, la valorisation du fonds jésuite a été fondée sur la collaboration des chercheurs et des bibliothécaires.

En 2003, un institut de recherche, l’Institut européen Est-Ouest (IEEO) est créé à l’école sur la base des collections jésuites. Il se définit par sa vocation pluridisciplinaire qui permet de regrouper autour de projets précis des chercheurs appartenant à des disciplines et des laboratoires de recherche différents.

Cette politique scientifique dynamique conforte le travail accompli par la Bibliothèque. Le traitement documentaire des collections, leur conservation et l’accueil des lecteurs sont confiés à une équipe spécialisée qui maîtrise le cyrillique. Un catalogage systématique est entrepris document en main. La signalisation des documents se fait au préalable dans le catalogue du système documentaire universitaire. Très vite, la présence du fonds jésuite se remarque. Le domaine affiche sa vitalité et encourage d’autres chercheurs à confier leurs collections à la Bibliothèque. Le fonds slave des jésuites devient ainsi l’élément fondateur d’un ensemble beaucoup plus vaste désigné sous le nom de « fonds slaves de l’ENS de Lyon ». Aujourd’hui, dix fonds sont venus enrichir l’ancienne Bibliothèque slave Ils sont peu à peu intégrés au fonds slave des jésuites ou gardent leur identité et leur autonomie, à l’instar de la collection du grand spécialiste de la linguistique slave, Cornelis van Schooneveld[30]. Parmi ces fonds, il faut noter la présence du fonds Maklakoff, acquis par la bibliothèque de l’ENS de Lyon en 2009. Fondée par Georges Maklakoff, cette bibliothèque était celle de la chaire de russe de l’Institut catholique de Lille ; elle complète les collections « émigration » du fonds slave des jésuites. La poursuite des principaux abonnements aux périodiques, les acquisitions permettent de continuer à accroître les fonds slaves qui représentent aujourd’hui plus de 100 000 documents.

L’arrivée du fonds jésuite a donc profondément modifié le visage de la bibliothèque de l’ENS de Lyon : en faisant d’elle une ressource majeure pour le monde slave, il lui a apporté une dimension patrimoniale. Il contribue aussi à conforter le rôle de bibliothèque de recherche qu’elle construit depuis son arrivée à Lyon, grâce aux liens étroits qu’elle entretient avec les chercheurs, notamment avec les équipes de recherche du PRES Université de Lyon.

À l’ère de l’Internet et de la dématérialisation du document, toutes les bibliothèques doivent maintenir le lien entre supports d’hier et supports d’aujourd’hui : c’est essentiel pour comprendre l’histoire de la construction de la transmission du savoir et pour en assurer la visibilité. Constituer des bibliothèques numériques, rendre visible « sur la Toile » la richesse de leurs collections s’inscrivent désormais dans les pratiques des bibliothèques. Mais préserver, donner à voir et à toucher le patrimoine papier restent et sont même plus que jamais des missions tout aussi importantes. La valorisation des collections doit se décliner aussi sous forme d’animations scientifiques et culturelles, créatrices d’expositions de documents.

Grâce au matériau documentaire constitué par les fonds slaves, chercheurs et bibliothécaires peuvent s’engager ensemble dans ces pratiques de valorisation. Ils unissent leur expertise scientifique et leurs compétences techniques pour bâtir un corpus de textes numériques qui mettra en valeur les collections du xixe siècle du fonds Gagarine. Afin de faire découvrir les trésors des fonds slaves, ils organisent des manifestations comme celle des Journées européennes du patrimoine (2009), ou encore celle de l’Année France-Russie (2010).

Malgré les coups du sort infligés par l’Histoire, et aussi grâce à eux, la Bibliothèque slave a poursuivi son chemin et n’a jamais cessé de s’accroître. Elle a affronté bien des vicissitudes. Hommes de foi et hommes de science qui en avaient la charge se sont comportés en conservateurs avisés et ont veillé jalousement sur elle. Souvent en marge, sinon parfois contre la volonté de leur tutelle, les pères jésuites de la Bibliothèque slave ont compensé la faiblesse de leurs moyens matériels par leur courage et leur obstination. Mission évangélique, l’Œuvre des saints Cyrille et Méthode a fait naître un outil documentaire scientifique qui appartient, tout comme les autres bibliothèques jésuites, à la grande histoire du savoir et de sa diffusion. Désormais confié à des mains laïques qui n’ont pas oublié que sa richesse lui vient de son histoire, ce gisement continue à nourrir la production et la circulation du savoir au service des échanges qui relient les hommes et les cultures.

En acceptant d’accueillir la Bibliothèque slave, l’ENS de Lyon a pris un engagement qui suppose la mobilisation de moyens humains et matériels importants. Il est difficile d’être toujours, au quotidien, à la hauteur de ces exigences : l’immensité du domaine ainsi que le nombre considérable de documents rendent la tâche des uns et des autres souvent lourde à assumer. Néanmoins, tous s’efforcent de poursuivre l’œuvre de leurs illustres prédécesseurs pour offrir aux fonds slaves le rayonnement qui leur est dû.


[1] Hélène Carrère d’Encausse, Catherine II : un âge d’or pour la Russie, Paris, Fayard, 2002, p. 308-310.

[2] Marie-Pierre Rey, Alexandre Ier, Paris, Flammarion, 2009, p. 108.

[3] La première édition des textes de Piotr Tchaadaev est due à Ivan Gagarine, devenu le père Jean Gagarine : Œuvres choisies de Pierre Tchaadaieff publiées pour la première fois par le P. Gagarin de la Compagnie de Jésus, Paris, Librairie A. Franck / Leipzig, A. Franck’sche Verlagshandlung, 1862. On peut consulter des éditions plus récentes, notamment : Piotr Iakovlevitch Tchaadaev (1794-1856), Les Lettres philosophiques : lettres à une dame, Paris, Librairie des cinq continents, 1970 ; Z. A. Kamenskij [otvetsvennyj redaktor], P. Â. Čaadaev, Polnoe sobranie sočinenij i izbrannye pis’ma, Moscou, Akademiâ nauk SSSR, Institut filosofii, 1991.

[4] Sur la vie et le parcours d’Ivan Sergueïevitch Gagarine : René Marichal, Ivan Sergeevič Gagarin, fondateur de la Bibliothèque slave, colloque « Les premières rencontres de l’Institut européen Est-Ouest (Lyon, ENS-LSH, 2-4 décembre 2004) » [http://russie-europe.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=57] ; Jeffrey Bruce Beshoner, Ivan Sergeevitch Gagarin: The Search for Orthodox and Catholic Union, Notre Dame (IN), Notre Dame University Press, 2002 ; Clotilde Giot, Jean Serguéiévitch Gagarin premier jésuite russe et artisan de l’union des Églises, thèse de doctorat d’histoire, sous la direction de Claude Prudhomme, Lyon, université Lyon 3 - Jean-Moulin, 1993.

[5] Xavier Korzack-Branicki, Les Nationalités slaves : lettres au révérend P. Gagarin, Paris, E. Dentu, 1879.

[6] Prince Ivan S. Gagarine, Journal : 1833-1842, Paris, Desclée de Brouwer, 2010.

[7Ibid., p. 119-120.

[8Ibid., p. 121-122.

[9Ibid., p. 48.

[10] Sofia Somoïnovna Svetchina (1782-1857), convertie au catholicisme, est la sœur de la tante d’Ivan Gagarine, l’épouse de son oncle Grigori. Lamennais et Montalembert fréquentent son salon.

[11] Dominique Avon et Philippe Rocher, Les Jésuites et la société française, xixe-xxe siècle, Toulouse, Éditions Privat, 2001, p. 48-47. Gustave Xavier de Ravignan (1795-1858) est prédicateur à Notre-Dame de Paris de 1836 à 1846. À partir de 1848, il est attaché à la résidence des jésuites de la rue de Sèvres.

[12Правда вселенской церкви о Римской и прочих патриарших кафедрах, Saint-Pétersbourg, 1841.

[13] Marie-Joseph Rouët de Journel, « L’Œuvre des saints Cyrille et Méthode et la Bibliothèque slave », Lettres de Jersey, vol. XXXVI, 1922, p. 617-618.

[14Ibid., p. 619-620.

[15] Ivan Matveevitch Martynov, Les Manuscrits slaves de la Bibliothèque impériale de Paris, Paris, Julien, Lanier, Cosnard et C°, 1858.

[16] Père Jean Gagarine, La Russie sera-t-elle catholique ?, Paris, Charles Douniol, 1856.

[17] Sheza Moledina, Histoire des bibliothèques jésuites à l’époque contemporaine (1814-1998), thèse de doctorat, sous la direction de Frédéric Barbier, 2007, p. 139.

[18] En russe Сборник Кирилло-Мефoдевский. Le père Martynov y publie des textes de Meleti Smotritski, dont c’est probablement la seule édition disponible. De son vrai nom Maksim Guerassimovitch Smotritski (1578-1633), il fut recteur du collège de Kiev et participa à la rédaction de la Bible d’Ostrog. Il est l’auteur de la première grammaire de la langue slave.

[19] Dominique Avon et Philippe Rocher, Les Jésuites et la société française, xixe-xxe siècle, op. cit., p. 18. Dans la deuxième moitié du xviiie siècle, en France, les jésuites font l’objet d’attaques très virulentes de la part des jansénistes et des philosophes. En 1761, à la suite d’un scandale auquel est mêlé le père jésuite Lavalette, le parlement de Paris dissout la Compagnie de Jésus. Les autres parlements adoptent la même position vis-à-vis de l’ordre des jésuites, dont l’interdiction est étendue à tout le royaume par un édit de novembre 1764.

[20] Plusieurs ouvrages écrits par ces spécialistes du monde slave comportent des dédicaces adressées aux pères jésuites de la Bibliothèque slave : ainsi celle d’Anatole Leroy-Beaulieu au père Gagarine.

[21] Les bollandistes doivent leur nom à Jean Bolland (1596-1876). Jésuite d’Anvers, Jean Bolland a accompli un gigantesque travail d’érudition commencé par son confrère Héribert Rosweyde. Toutes les vies de saints contenues dans les manuscrits des bibliothèques de Belgique sont recensées dans les Acta sanctorum, dont les deux premiers volumes paraissent à Anvers en 1643.

[22] Sur le séjour de la Bibliothèque slave chez les bollandistes : Sheza Moledina, Histoire des bibliothèques jésuites à l’époque contemporaine (1814-1998), op. cit., p. 660-666 ; Wim Coudenys, « On Disappearing Libraries: The Bibliothèque slave de Paris », Solanus (International Journal for Russian and East European bibliographic), vol XVIII, 2004, p. 108-119.

[23] André Mazon, Les Études slaves, dans La Science française, Paris, Larousse, 1922, p. 451-474.

[24] Evgueni Chmourlo, « Le P. Pierling et ses travaux historiques sur la Russie (1840-1922) », Plamia, n° 102, 2000, p. 33, reprise d’un article publié à Rome dans La Civiltà Cattolica, vol. 2, 1922. Evgueni Frantsevitch Chmourlo (1853-1934), juriste et historien, grande figure de l’émigration russe, quitte la Russie en 1921 pour Rome, puis Prague.

[25] René Marichal, « La Bibliothèque slave », Compagnie, n° 50, juillet-août 1971, p. 127.

[26] René Marichal et François Rouleau, Un collège jésuite pour les Russes, Saint-Georges : de Constantinople à Meudon, 1921-1992, Meudon, Bibliothèque slave de Paris, 1993, p. 147-151 et p. 164-167. Louis Baille (1858-1925), jésuite de la province de Lyon, enseigna longtemps la théologie. Il fut l’âme et la cheville ouvrière de l’internat auquel il consacra toutes ses forces. Stanislas Tyszkewicz (1887-1962), jésuite, originaire de la région de Kiev, suivit des études de philosophie. En 1923, il quitta lui aussi la Turquie pour la France. À Paris, il participa à des échanges entre les intellectuels orthodoxes et catholiques. Puis il fut envoyé à Rome. Il enseigna à l’Institut oriental et publia abondamment sur la théologie orientale.

[27Ibid., p. 152-154. Alexandre Sipiaguine (1875-1941), originaire de Tiflis, devint prêtre catholique en 1909. Il prit en charge l’Internat Saint-Georges dont il assura la direction à Namur jusqu’en 1929. Envoyé à Rome, il participa à la rédaction du code de droit canonique pour les églises orientales. Il publia sur la question de l’union des églises et enseigna au séminaire du monastère gréco-catholique de Grottaferrata.

[28] François Rouleau, né en 1919, jésuite, consacre sa thèse de doctorat en philosophie à Ivan Kireïevski : Ivan Kireïevski et sa place dans la pensée russe, sous la direction de Roger Portal, 1972. Il est membre du Centre d’études russes de Meudon, et il dirige la Bibliothèque slave de 1992 à 2001. Il est l’auteur de nombreuses publications sur Vladimir Soloviev et sur le courant slavophile. Sœur Nathalie, Anne de Lajarthe, est tout d’abord associée à la vie de l’Institut Sainte-Olga, qui accueille de 1944 à 1970 des jeunes filles d’origine russe. Puis, elle collabore activement avec l’équipe du Centre d’études russes de Meudon jusqu’au départ de la Bibliothèque slave de Meudon en 2002 : Un collège jésuite pour les Russes, Saint-Georges, op. cit., p. 61-75.

[29] Dominique Avon et Philippe Rocher, Les Jésuites et la société française, xixe-xxe siècle, op. cit., p. 244.

[30] Cornelis van Schooneveld (1922-2004), disciple de Roman Jakobson, a en particulier mis en lumière les caractéristiques de la langue russe. Mme Dorothy van Schooneveld, sa veuve, a fait don de ses 14 000 documents à la bibliothèque de l’ENS de Lyon. 

 

Pour citer cet article

Anne MAÎTRE, «La construction des fonds slaves d’hier à aujourd’hui», journée d'étude Une bibliothèque russe en France, ENS de Lyon, le 23 novembre 2010. [en ligne], Lyon, ENS de Lyon, mis en ligne le 5 mai 2011. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article338