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L’État de droit comme relation sociale complexe dans le voisinage oriental

Florent PARMENTIER

Index matières

Mots clés : État de droit, puissance normative, exportation, modèle européen, voisinage.


Plan de l'article

Texte intégral

Introduction

La vague de constitutions apparaissant après la chute des régimes communistes n’est pas la première du genre. À la fin du xviiie siècle, les États-Unis et la France mettent en place les premières constitutions, tandis qu’un phénomène similaire est observable après 1848 et 1918. Les constitutions centre-européennes de ces périodes n’ont toutefois pas été durables, à l’exception de celle de la Tchécoslovaquie qui a tenu jusqu’à son annexion forcée en 1938. De ce point de vue, les événements de 1989 frappent par la rapidité et la profondeur des changements sociopolitiques. Les différents acteurs européens ont joué un grand rôle dans la promotion de l’État de droit, et ce à divers niveaux : les institutions européennes (Commission et Parlement), le Conseil de l’Europe, l’OSCE, les associations et groupes de pression ou les États membres, tous ont mis en place des programmes spécifiques. L’État de droit est aujourd’hui une référence centrale pour l’Union européenne (UE), à la fois en tant qu’identité politique que politique étrangère.

Depuis le traité de Rome jusqu’à celui de Lisbonne, l’UE rappelle que l’État de droit constitue une valeur à part entière. Pourtant, on s’aperçoit qu’il est souvent peu défini, répondant souvent à des attentes différentes, voire contradictoires. Dès lors, sur quelles logiques repose l’exportation de l’État de droit par les acteurs européens dans le voisinage oriental ?

Il convient tout d’abord de rappeler les difficultés à définir l’État de droit, qui ne fait pas l’objet d’une définition consensuelle. Ensuite, afin d’éviter de naviguer entre l’optimisme institutionnel et le pessimisme culturel, nous faisons l’hypothèse que l’État de droit doit se comprendre comme une relation sociale complexe entre promoteurs et récepteurs d’un modèle politique. Enfin, dans cette optique, plutôt que d’insister sur le rôle des acteurs européens comme exportateurs de l’État de droit, il convient de s’interroger sur l’articulation entre exportation et réception de cette norme, et plus particulièrement dans le voisinage oriental.

L’introuvable État de droit

L’État de droit est souvent associé à la démocratie et aux droits de l’homme. Pourtant, dans un récent article, Francis Fukuyama relève que la transitologie s’est énormément intéressée à la démocratie, mais finalement assez peu à l’État de droit[2]. Vient alors le problème de la définition de l’État de droit, puisqu’il en existe plusieurs concurrentes, aux implications divergentes et parfois contradictoires, ce qui rend d’autant plus difficile sa théorisation. L’État de droit est un objet d’étude polymorphe que l’on peut observer sous trois angles. Il comprend une dimension économique, qui a trait au droit de propriété, et renvoie à la prévisibilité nécessaire aux acteurs économiques. Une dimension juridique également, puisqu’il renvoie au respect de la constitution, du droit et, plus largement, au constitutionnalisme. Une dimension sécuritaire enfin, puisque la reconstruction post-conflit accorde une grande attention à l’implantation locale de l’État de droit, censé contribuer à la concorde civile en éloignant le spectre de répressions étatiques. Ce n’est pas un hasard si la Stratégie européenne de sécurité (2003) mentionne l’importance de l’État de droit dans le voisinage comme enjeu central de la sécurité européenne.

On distingue parfois les théories formelles des théories substantives, les premières concernant la manière dont la loi est promulguée, la clarté de la norme et la dimension temporelle de sa mise en œuvre ; les secondes entendant s’interroger également sur la qualité de la loi elle-même, sur les droits qui y sont associés[3]. Selon une autre approche, l’État de droit peut-être défini en fonction de la fin poursuivie ou des institutions existantes[4]. L’approche fondée sur les fins opère une synthèse en plusieurs principes simples, que l’on peut résumer brièvement en cinq points. Le premier correspond à une définition minimale et se réfère, bien sûr, au fait que l’État, comme tout individu, est soumis au respect de la loi. Le second fait du principe d’égalité devant la loi la pierre fondatrice de l’État de droit. Le troisième rappelle le principe de l’État selon lequel sa principale mission reste d’assurer la loi et l’ordre sur un territoire donné. En quatrième lieu, l’idée d’État de droit transporte la conception d’une justice efficace et impartiale. Enfin, l’une des priorités reste la protection des droits humains. Ces cinq principes sont distincts, ils répondent à des besoins et à des moments sociaux et historiques différents, n’allant pas nécessairement dans le même sens.

Les universitaires s’intéressent davantage à la première approche, tandis que celle fondée sur les institutions s’avère souvent favorisée par les praticiens. Ces derniers, souvent des juristes de formation, insistent sur trois institutions primordiales sur lesquelles fonder l’État de droit : le droit, le système judiciaire et la capacité à appliquer les lois. Toutefois, cette approche ignore le fait qu’un gouvernement, des bureaucrates ou des groupes sociaux peuvent très bien empêcher des développements estimés positifs en matière institutionnelle. En outre, les résultats concrets de ces programmes de promotion de l’État de droit sont toutefois difficiles à quantifier – les résultats étant souvent décevants par rapport aux attentes. Ainsi, on peut avancer que la promotion de l’État de droit passe par une définition fondée sur les institutions, au risque de se concevoir étroitement comme un modèle abstrait déconnecté des sociétés dans lesquelles il s’implante, niant ainsi toute historicité à l’État de droit.

L’État de droit comme relation sociale complexe

L’évaluation que l’on peut faire des chances de la promotion de l’État de droit varie selon que l’on aborde l’État de droit par les fins ou par les institutions. En la matière, on peut avancer qu’il existe un « pessimisme culturel » et un « optimisme institutionnel[5] ». Cette compréhension nous invite à réfléchir à l’État de droit comme relation sociale complexe.

Le pessimisme culturel met en avant les continuités historiques qui expliquent les difficultés de l’enracinement de l’État de droit. Il est frappant d’observer à quel point les pays issus de l’Empire austro-hongrois ont développé une expérience du constitutionnalisme favorable à l’établissement d’États de droit, aux contraires des pays post-ottomans ou post-soviétiques. Plus surprenant, les territoires roumains de l’ancienne Autriche-Hongrie réalisent de meilleurs indicateurs économiques que ceux issus de l’Empire ottoman ! La même remarque pourrait être faite pour l’ex-Yougoslavie, où la Slovénie fait figure de meilleur élève, devant la Croatie. Les pays héritiers de l’Empire austro-hongrois semblent avoir une longueur d’avance sur les pays post-soviétiques, où le mot de « dictature de la loi » a connu un certain succès. Pourtant, au-delà même de 1815, l’Autriche reste un Ancien Régime, marqué par le féodalisme, dont le gouvernement central restait « un pêle-mêle de ministres chefs de service et de Conseils supérieurs, sortes de ministères collectifs, ayant pouvoir sur toute la monarchie, les autres sur un groupe de provinces[6] ». Cette ouverture n’est cependant pas le résultat d’un chemin linéaire, tant il existe des résistances de l’Ancien Régime. En effet, « abolir les droits féodaux politiques, administratifs et juridiques ne revient pas à abolir dans son intégralité la société civile et politique de l’Ancien Régime[7] ». Cette approche comporte une part de vérité, à condition de ne pas fétichiser la variable culturelle : en 1848, l’Autriche se situe à peu près sur le même plan que la Russie en tant que pays dit « réactionnaire ».

L’optimisme institutionnel, en revanche, tend à penser que l’expérience historique de l’État de droit peut être reproduite, ce qui explique l’existence d’une véritable « industrie de l’exportation de l’État de droit ». Cela est sans doute dû au fait que la rapidité des changements a pu surprendre les acteurs eux-mêmes. Notons que si la promotion de l’État de droit fait florès dans les années 1990 et 2000, une première vague d’exportation massive avait eu lieu dans les années 1960-1970, analysée par le mouvement intellectuel « droit et développement ». Dans les années 1960, l’approche développementaliste assumait que le développement viendrait de l’imitation de structures occidentales, y compris les structures juridiques comme l’État de droit. Un courant particulier de la sociologie du droit anglo-saxon, le mouvement « droit et développement » (Law and Development), s’est a contrario interrogé sur la capacité du droit à susciter et à canaliser des processus de modernisation dans les sociétés périphériques. Si, dans les années 1960, l’attention se portait sur l’impact socioculturel des transferts juridiques, l’accent est aujourd’hui mis sur l’aspect économique des réformes, d’orientation néo-libérale[8]. Ce mouvement intellectuel connaît une nouvelle actualité au cours de l’après 1989[9].

L’État de droit doit se définir comme relation sociale complexe, fruit d’une dynamique historique et politique particulière. C’est une relation sociale dans la mesure où l’État de droit définit un type de relations entre gouvernants et gouvernés, fondé sur le droit comme instrument principal (mais non exclusif) d’interaction. Elle est complexe, puisque les États démocratiques peuvent s’affranchir du droit à certaines occasions, tandis que même les régimes les plus autoritaires disposent de règlements limitant leurs actions. En effet, ce mode de relation n’est pas réductible aux intérêts économiques : l’État de droit peut certes favoriser les élites, mais le droit n’est pas seulement le reflet d’une idéologie dominante. Même pour l’historien marxiste Edward P. Thompson, qui a fait de l’État de droit un « bien humain inestimable » (« unqualified Human Good »), le droit a « ses propres logiques, règles et procédures[10] ». De même, l’État de droit n’est pas réductible aux demandes de la société ou de ses élites, l’État disposant de sa propre autonomie, ainsi que le montraient les néo-wébériens dans les années 1980[11]. L’État de droit dispose donc d’une logique propre, d’une forme d’autonomie par rapport aux demandes de la société ou des élites politiques.

Articuler promotion et réception de l’État de droit dans le voisinage oriental

Ainsi, la littérature sur l’exportation d’une norme étatique suggère généralement que l’on a affaire à un exportateur et un importateur tous deux bien identifiables, généralement pris sous l’influence de gouvernements nationaux. En outre, dans cette vision instrumentale, les objets d’exportation sont des règles légales et des concepts (les avocats internationaux sont souvent mobilisés dans ces programmes) qui ne sont pas censés changer profondément l’identité du récepteur ou produire des résultats imprévisibles.

Premièrement, l’exportateur comme l’importateur ne sont pas si identifiables que cela apparaît d’emblée. La gouvernance à plusieurs niveaux de l’UE tend à montrer la diversité des acteurs européens, d’autant plus pour un sujet consensuel comme celui de l’État de droit. Outre les programmes au niveau européen, les États membres, les secteurs administratifs particuliers, les régions, les associations ou les think tanks peuvent participer à la promotion d’une norme étatique. Par ailleurs, le rôle respectif et les concurrences possibles entre les organisations internationales ne doivent pas être négligés : si la norme étatique est promue simultanément par plusieurs organismes, comment attribuer à l’un plutôt qu’à l’autre l’origine du changement, particulièrement en ce qui concerne l’économie de marché ? De fait, la diffusion peut prendre place à travers divers ordres légaux et différentes échelles géographiques, et pas seulement sous la forme horizontale.

Deuxièmement, l’idée que la promotion de l’État de droit ne concerne que l’adoption passive par le récepteur d’un certain nombre de règles et de normes venant de l’extérieur paraît être, au mieux, incomplète. Bien sûr, la volonté de promouvoir l’État de droit est un élément important de leur formation. Toutefois, on peut avancer que la réinterprétation locale des règles exogènes par les différents acteurs locaux demeure le facteur essentiel de la promotion de l’État de droit. En la matière, l’aide extérieure ne remplace pas la volonté de réforme qui doit venir de l’intérieur des sociétés concernées, ainsi que de ses élites politiques.

Troisièmement, faut-il se concentrer sur des réformes sectorielles ou doit-on tenter une approche politique tâchant de régler l’ensemble des problèmes ? Autrement dit, on revient sur la définition problématique de l’État de droit. Si la Russie (comme d’autres pays post-soviétiques) n’est guère présentée comme un modèle d’État de droit comparable aux États membres de l’UE, la réforme de la justice criminelle en 2001 apparaît comme un succès probant, avec notamment une participation plus ou moins active de la part des États-Unis[12]. De fait, cette promotion sectorielle de l’État de droit a eu du succès précisément parce qu’elle s’appuyait sur un mouvement déjà en œuvre et qu’elle a contribué à renforcer les réformateurs tout en introduisant des changements substantiels dans la législation. Les approches descendantes (top-down) ou ascendantes (bottom-up), non exclusives l’une de l’autre, articulent la promotion de l’État de droit avec deux pré-conditions : d’un côté, la présence d’un entrepreneur politique prêt à mener la réforme, et un besoin législatif préexistant. De l’autre, si l’on définit l’État de droit à travers ses fins, on se rend compte qu’une approche globale est préférable dans la mesure où une bonne réforme de la justice doit être complétée par une lutte contre la corruption, une réforme de la police, etc. Une coordination des changements permet d’obtenir des résultats plus consistants[13].

Quatrièmement, une définition de l’État de droit par les fins permet de montrer que les cinq buts que nous avons exposés ne se renforcent pas nécessairement, ni n’évoluent de manière concomitante. Un fort niveau d’ordre public peut être atteint au détriment de la responsabilité des institutions politiques ou des droits de l’homme. Rachel Kleinfeld Belton en vient ainsi à exposer le fait que parler de l’effondrement de l’« État de droit » en Russie en tant que tel est, au mieux, une simplification trompeuse dans la mesure où les cinq indicateurs mentionnés montrent des résultats plus nuancés qu’on ne le croit généralement (le niveau d’ordre public et de prévisibilité ont grandement augmenté au détriment, par exemple, de l’encadrement de l’État par la loi)[14].

Cinquièmement, il nous faut aller plus loin dans les types de transfert que nous abordons. On peut ainsi distinguer six types de transplantations institutionnelles et juridiques[15] : le transfert direct d’institutions et d’instruments juridiques ; le transfert indirect de concepts juridiques et de modèles ; l’importation volontaire, sans la contrainte du pays « exportateur malgré lui » ; le transfert imposé, initié par l’exportateur ; les processus de transfert par influence, dans lesquels des relais internes soutiennent l’exportateur dans sa démarche ; les transferts par interaction, ad hoc, qui s’opèrent de manière diffuse et non planifiée. Ces différents moyens doivent être reliés aux problématiques de conditionnalité et de socialisation, que l’on retrouve dans la littérature de l’intégration européenne dédiée à l’élargissement comme à la politique européenne de voisinage.

L’État de droit comme valeur politique européenne dans le voisinage oriental

La promotion de l’État de droit fait partie des priorités des acteurs européens après la chute de l’URSS. Les différents accords de partenariat et de coopération (APC) mentionnent cet objectif, au même titre que la démocratisation puisque les deux vont de pair dans l’esprit des élites administratives européennes. La croyance dominante de l’époque confine à un certain optimisme dans la possibilité d’exporter les institutions européennes.

Si la priorité a été explicite dans les différents APC, la géographie de l’État de droit post-soviétique présente des caractéristiques distinctes au sein de cet espace. Les différents pays se retrouvent sur un gradient entre des États baltes, États membres de l’UE, et les pays centre-asiatiques, qui évoquent davantage la rente économique, le clientélisme politique et l’arbitraire judiciaire que l’État de droit. Cela n’empêche pas de replacer l’État de droit comme l’un des horizons communs :

La bonne gouvernance, l'État de droit, les droits de l'homme, la démocratisation, l'éducation et la formation sont autant de secteurs importants pour lesquels l'UE souhaite partager son expérience et son expertise[16].

L’UE a ainsi mis en place à cette occasion une « initiative UE pour l’État de droit » pour la région. L’État de droit constitue également un enjeu essentiel dans les relations entre l’UE et la Russie, au titre des « valeurs partagées », difficiles à mettre en place. Ce pays concentre près de 30 % des plaintes déposées à la Cour européenne des droits de l’homme, plus qu’aucun autre pays[17]. Le président Medvedev a pu déclarer que le pays souffre d’un « nihilisme juridique », les problèmes résidant à la fois dans la constitutionnalité d’un certain nombre de lois adoptées de manière incohérente et dans l’application de la loi[18]. Cela n’empêche pas de constater de nombreuses évolutions depuis une dizaine d’années, que ce soit en matière de droit économique ou avec la création de la fonction d’huissier de justice, et ce en dépit d’une corruption judiciaire importante.

Sans doute convient-il, à ce stade, de limiter notre approche dans le temps et dans l’espace. Plutôt que de nous intéresser à l’ensemble des États post-soviétiques sur la période historique de l’après 1991, nous restreindrons notre approche aux États du « Partenariat oriental », programme lancé en mai 2009 à l’initiative des diplomaties polonaise et suédoise. Cette approche régionale s’inscrit d’ailleurs dans une spécificité centre-européenne plus ancienne, propre au groupe de Visegrad : la diplomatie polonaise évoque la création d’une politique orientale de l’UE depuis 2003, bien en amont de son adhésion[19]. Le recul que l’on peut avoir est sans doute limité, au vu de la jeunesse de cette politique qui doit permettre de distinguer entre les « voisins de l’Europe » (le Sud) et les « voisins européens » (l’Est) au sein d’une politique européenne de voisinage beaucoup plus large. Six États sont concernés par le Partenariat : la Biélorussie, l’Ukraine, la Moldavie, l’Azerbaïdjan, l’Arménie et la Géorgie.

Afin de mesurer la promotion de l’État de droit comme valeur par les acteurs européens, plusieurs domaines pourraient être envisagés, du droit économique à l’observation électorale. Nous allons délimiter notre analyse en observant les transformations politiques dans trois pays ayant eu des élections dans l’année et demie après le lancement du programme : la Biélorussie, l’Ukraine et la Moldavie.

État de droit et engagement européen

La prégnance de l’État de droit peut être étudiée en observant le contexte politique et l’influence européenne.

Il convient d’observer tout d’abord que les trois pays ne peuvent être placés sur le même niveau en termes de régime politique : le régime biélorusse voit une forte concentration du pouvoir, tandis que la Moldavie et l’Ukraine ont connu des oscillations périodiques entre des promesses démocratiques inachevées et un semi-autoritarisme contesté. Le régime biélorusse est ultra-présidentialisé, tandis que les deux autres cas hésitent entre présidentialisme modéré (Ukraine) et parlementarisme (Moldavie).

Les acteurs européens jouissent également d’une influence différente parmi les pays concernés en fonction des ressources symboliques et financières dont ils disposent. L’Ukraine et la Moldavie, qui souhaitent obtenir une promesse d’adhésion de la part de l’UE, sont naturellement des partenaires plus faciles que la Biélorussie, qui ne s’est servie de l’UE que comme contrepoids quand les exigences russes étaient trop importantes. C’est donc dans la relation sociale que réside l’efficacité de la conditionnalité européenne, et non dans la conditionnalité elle-même[20]. Pour l’heure, l’UE, l’Ukraine et la Moldavie négocient activement dans le cadre du Partenariat oriental pour l’élaboration d’un accord de libre-échange approfondi et pour une libéralisation du régime de visa. C’est paradoxalement la Biélorussie qui est d’assez loin l’État le plus riche des trois[21], mais également celui qui obtient le plus de visas Schengen par tête[22], en dépit de l’absence de facilitation de visas, du coût et de sa réputation de « pays fermé ».

Néanmoins, nous allons limiter notre approche ici aux élections comme élément essentiel de l’État de droit en matière politique.

Les élections comme révélateur du niveau de l’État de droit

Même s’il ne faut pas réduire la question du régime politique à la seule tenue d’élections libres, il s’agit néanmoins d’un indicateur essentiel de l’État de droit, le pouvoir soumettant sa réélection à des règles abstraites. Les tendances que l’on observe sont loin d’être univoques, que ce soit en matière de processus électoral ou de respect de l’opposition.

En ce qui concerne la tenue d’élections libres et justes, celles-ci n’ont rien d’évident. La « révolution orange » ukrainienne, contestations populaires contre des fraudes électorales, avait ouvert la voie à une série d’élections législatives plus ouvertes, en 2006 comme en 2007. Le fait que Viktor Ianoukovitch, ancien candidat à la présidentielle vaincu en 2004, puisse revenir au poste de Premier ministre entre août 2006 et décembre 2007 montre que l’alternance au sommet n’est pas qu’une hypothèse, celle-ci faisant suite à une élection reconnue comme légitime. Les législatives de septembre 2007 le voit perdre son poste, mais il est capable de revenir au pouvoir suite à la présidentielle de 2011, sans que des fraudes aient pu être déplorées. Les élections régionales d’octobre 2011 ont pu servir de véritable test, mais elles n’ont fait que confirmer la position centrale du parti des Régions. Le test électoral a aussi eu lieu en Moldavie en avril 2009, le mois précédent le lancement du Partenariat oriental. Comme dans le cas ukrainien, la Moldavie est entrée dans un cycle politique marqué par une certaine instabilité. La proclamation des résultats, donnant une victoire nette au Parti des communistes de la République de Moldavie (PCRM), a conduit à des manifestations ayant dégénéré en émeutes devant le Parlement[23]. Devant l’incapacité d’élire un président (le seuil étant placé à 61 députés sur 101), de nouvelles élections sont convoquées en juillet 2009, donnant une majorité aux partis d’opposition, mais sans possibilité d’élire le président non plus. Une troisième élection législative est convoquée en novembre 2010, consécutive à un référendum sur la tenue de l’élection présidentielle au suffrage universel, invalidé faute de participation[24]. Cela tend à montrer l’existence, dans ces pays, de différents centres de pouvoir en concurrence, sans qu’aucun ne soit en mesure de prendre l’ascendant[25]. Les élections biélorusses de décembre 2010, en revanche, sont placées sous le signe de la continuité. Le vainqueur du scrutin l’a emporté sans surprise pour la quatrième fois, avec 79,67 % au premier tour, avec une participation élevée.

Le respect de l’opposition fait également partie des conditions de l’État de droit : la possibilité de faire campagne, de contester le pouvoir par les urnes, sans que le pouvoir en place n’utilise de manière systématique des moyens de pression administratifs afin de limiter l’influence de ses opposants[26]. Après l’élection de Viktor Ianoukovitch, nombreux sont les observateurs qui s’interrogent sur la reprise en main du pouvoir, plus encore après les élections régionales. La réforme constitutionnelle, qui renforce les prérogatives du président en revenant sur celle réalisée en décembre 2004, ne rassure pas les sceptiques. De même, l’arrestation de l’ancien ministre de l’Intérieur Iouri Loutsenko et l’assignation à résidence de la chef de l’opposition Ioulia Timochenko en décembre 2010 sont dénoncées par l’opposition comme faisant partie d’un climat de « terreur[27] ». En Moldavie, après la tension d’avril 2009, les relations entre la majorité et l’opposition n’ont pas donné lieu à des poursuites sur le plan judiciaire : l’attention a été détournée dans un premier temps vers la Roumanie, dont des diplomates ont été expulsés. Lorsque l’Alliance pour l’intégration européenne a été au pouvoir, il n’y a pas eu non plus de représailles politiques, même s’il a été un moment question de lever l’immunité de l’ancien président Vladimir Voronine en septembre-octobre 2011. En Biélorussie, en dépit de quelques progrès observés en matière d’expression de l’opposition (possibilité d’intervention en direct accordée à tous les candidats à la présidence et organisation de débats télévisés), la manifestation après les élections de décembre 2010 a donné lieu à plus de 600 arrestations de membres de l’opposition par la police anti-émeute. Parmi ceux-ci on trouvait plusieurs candidats à la présidentielle, rassemblés pour l’occasion sur la place d’Octobre, lieu des manifestations. Au final, ce sont sept des neuf candidats de l’opposition (Vladimir Nekliaïev, Andreï Sannikov, Nikolaï Statkevitch, Ryhor Kastusyow, Vitali Rimachevski, Grigori Kostoussev, Alexeï Mikhalevitch et Dmitri Us) qui sont emprisonnés.

Conclusion

À trop se focaliser sur l’exportation de l’État de droit comme politique publique, la question de la réception de l’État de droit a pu être négligée dans les États post-soviétiques. Cette réception de l’État de droit doit s’inspirer d’une approche qui fait de l’État de droit une relation sociale avant d’être un héritage culturel insurmontable ou un ensemble institutionnel aisément transposable. Cette relation sociale prend place dans un contexte historique donné, marqué par des changements extrêmement rapides intervenus dans la société, l’économie et la politique, entre autres pour les trois cas d’études que nous avons mentionnés.

L’État de droit, en tant que valeur européenne, est une donnée fondamentale pour l’évolution des pays du voisinage oriental. L'État de droit étant autant une valeur qu’une pratique, davantage un chemin historique qu’une intangibilité culturelle ou un Meccano institutionnel, on peut comprendre que le chemin qui y mène n’est pas linéaire. Dans ce contexte, l’UE ne peut apporter de solution clé en main pour diffuser son modèle ; les États d’Europe centrale et orientale ayant connu un élargissement en 2004 et 2007 étaient tous plus ou moins consolidés en tant qu’État. Les États du voisinage oriental sont dans une situation plus délicate, et la promesse de l’élargissement n’efface pas des conditions initiales qui restent différentes. La promesse d’élargissement a joué sur la capacité des acteurs européens à contraindre des élites à prendre le chemin de l’État de droit, tout en offrant une perspective aux sociétés concernées : c’est en ce sens que l’on peut parler de relation sociale complexe, en insistant sur le poids des acteurs dans le processus. Sans un appareil administratif adéquat, il ne peut y avoir d’État de droit, ni de concurrence démocratique ; paradoxalement, l’UE, si souvent accusée de défaire les États en place en faisant partager certaines de ses prérogatives, se trouve en réalité être un acteur notable de la construction de l’État et de l’État de droit dans son voisinage oriental.


[1] Florent Parmentier a récemment publié : Moldavie. Les atouts de la francophonie, Paris, Non Lieu, 2010 ; et avec Didier Chaudet et Benoît Pélopidas, When Empire Meets Nationalism: Power Politics in the US and Russia, Farnham, Ashgate, 2009.

[2] « It is a bit strange, however, that relatively little analytical work has been done on transitions to the rule of law that is comparable to what has been done on transitions to democracy. » Francis Fukuyama, « Transitions to the rule of law », Journal of Democracy, vol. 21, n° 1, janvier 2010, p. 33.

[3] Voir, notamment, Brian Z. Tamanaha, On the Rule of Law: History, Politics, Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

[4] Pour les développements suivants, voir Rachel Kleinfeld, « Competiting Definitions of the Rule of Law », dans Thomas Carothers (dir.), Promoting the Rule of Law Abroad: In Search of a Knowledge, Washington D. C., Carnegie Endowment for International Peace, 2006, p. 31-73.

[5] Martin Krygier Martin, « Institutional Optimism, Cultural Pessimism and the Rule of Law », dans Martin Krygier et Adam Czarnota, The Rule of Law After Communism, Farnham, Ashgate, 1999, p. 77-105.

[6] Charles Seignobos, Histoire politique de l’Europe contemporaine, Paris, Armand Colin, 1999 (2e édition), p. 382. Cité dans Ernest Weibel, Histoire et géopolitique de l’Europe centrale. De l’Antiquité à l’Union européenne, Paris, Ellipses, 2004.

[7] Arno Mayer, La Persistance de l’Ancien Régime. L’Europe de 1848 à la Grande Guerre, Paris, Flammarion, 2010, p. 134.

[8] Voir Thierry Delpeuch, « La coopération internationale au prisme du courant de recherche “droit et développement” », Droit et société, n° 62, 2006, p. 119-175.

[9] Armin Höland, « Évolution du droit en Europe centrale et orientale : assiste-t-on à une renaissance du “Law and Development” ? », Droit et société, n° 25, 1993, p. 467-487.

[10] Palmer E. Thompson, Whigs and Hunters: The Origin of the Black Act, Londres, Penguin Books, 1975, p. 260. Il faut toutefois noter que Thompson a une compréhension historique de l’État de droit, son propos n’étant pas une théorisation de ce qu’est l’État de droit. Voir Daniel H. Cole, « “An Unqualified Human Good”: E. P. Thompson and the Rule of Law », Journal of Law and Society, vol. 28, n° 2, juin 2001, p. 177-203.

[11] L’ouvrage fondateur de cette approche restant le suivant : Peter B. Evans, Dietrich Rueschmeyer et Theda Skocpol, Bringing the State Back in, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.

[12] Matthew J. Spence, « The Complexity of Success: The U.S. Role in Russian Rule of Law Reform », Carnegie Papers - Rule of Law Series, n° 60, juillet 2005, consulté le 8 juillet 2007 à l’adresse : http://www.carnegieendowment.org/files/CP60.spence.FINAL.pdf

[13] Rachel Kleinfeld Belton, « Competing Definitions of the Rule of Law: Implications for Practicioners », Carnegie Papers - Rule of Law Series, n° 55, janvier 2005, consulté le 10 juillet 2007 à l’adresse : http://www.carnegieendowment.org/files/CP55.Belton.FINAL.pdf

[14Ibid.

[15] Sur cette problématique, voir James A. Gardner, Legal Imperialism: American Lawyers and Foreign Aid in Latin America, Madison, The University of Wisconsin Press, 1980.

[16] Conseil de l’Union européenne, « L’UE et l’Asie centrale : stratégie pour un nouveau partenariat », 31 mai 2007, p. 2, http://www.eu2008.fr/webdav/site/PFUE/shared/import/09/0918_Forum_UE_Asie_centrale/STRATEGIE%20UE%20en%20AC.pdf.

[17] Anthony Brenton, « Russia and the Rule of Law », EU - Russia Centre, 24 novembre 2010, http://www.eu-russiacentre.org/our-publications/column/russia-rule-law.html.

[18] Jean-Robert Raviot, « La Russie est-elle sortie du “nihilisme juridique”? », congrès 2008 de Lomé (Togo), http://www.institut-idef.org/Presentation-de-l-intervention-de.html.

[19] Voir « David Cadier : le Partenariat oriental pour “promouvoir les droits de l’Homme et l’économie de marché” », interview sur Radio Praha, 11 mai 2009, http://www.radio.cz/fr/rubrique/faits/david-cadier-le-partenariat-oriental-pour-promouvoir-les-droits-de-lhomme-et-leconomie-de-marche.

[20] Sur une approche du principe de conditionnalité, voir Florent Parmentier, « The Reception of EU Neighbourhood Policy », dans Zaki Laïdi (dir.), EU Foreign Policy in a Globalized World: Normative Power and Social Preferences, Londres, Routledge, 2008, p. 103-117.

[21] La Biélorussie a une richesse par habitant qui est deux fois plus élevée que l’Ukraine, à son tour deux fois plus riche par habitant que la Moldavie.

[22] Aleksandr Suško, « Ukraina na “vizovoj karte” Evropejskogo Soûza », [« L'Ukraine sur la “carte de visa” de l’Union européenne »], Zerkalo Nedeli, 18 septembre 2010, http://www.zn.ua/1000/1600/70414/

[23Twitter Revolution, Chisinau, ARC Stiinta, 2010.

[24] Sur le contexte politique moldave à la veille de l’élection, voir Florent Parmentier, « La Moldavie, un succès majeur pour le Partenariat oriental ? », Notes de la Fondation Robert Schuman. Questions d’Europe, n° 186, 22 novembre 2010, http://www.robert-schuman.eu/doc/questions_europe/qe-186-fr.pdf.

[25] Sur l’idée du « pluralisme par défaut », voir Lucan Way, « Pluralism by Default in Moldova », Journal of Democracy, vol. 13, n° 4, octobre 2002, p. 127-141.

[26] Sur cette idée voir Steven Levitsky et Lucan Way, « Why Democracy Needs a Level Playing Field », Journal of Democracy, vol. 21, n° 1, janvier 2010, p. 57-68.

[27] Maryana Drach, « More Join List of Former Officials in Trouble with Law », RFE/RL, 27 décembre 2010, http://www.rferl.org/content/ukraine_former_officials_opposition_arrests/2260654.html

 

Pour citer cet article

Florent Parmentier. «L’État de droit comme relation sociale complexe dans le voisinage oriental». In : Maryline Dupont-Dobrzynski et Garik Galstyan (dir.) Les influences du modèles de gouvernance de l’Union européenne sur les PECO et la CEI. Lyon : ENS de Lyon, mis en ligne le 15 juillet 2011. URL : http://institut-est-ouest.ens-lyon.fr/spip.php?article348