Véra Giedroyc : une princesse pas comme les autres

Svetlana MAIRE

Université de Lorraine, CERCLE

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Mots-clés : femme, chirurgien, littérature, âge d'Argent, révolution.


Texte intégral



Vera Giedroyc (1870[1]-1932) fut une femme remarquable, née à une époque exceptionnelle. Apparentée aux Radziwiłł, l'une des plus anciennes maisons lituano-polonaises, cette princesse pas comme les autres a eu, en effet, un parcours extraordinaire. Sa particularité réside dans sa capacité à avoir su briller dans plusieurs domaines. Ainsi, non seulement elle fut en Russie l'une des premières femmes chirurgiennes, mais elle s'est également fait connaître en tant que poétesse et écrivain de l'âge d'Argent. Son parcours suscite d'autant plus l'admiration qu'on sait à quel point il était difficile pour une femme de s'imposer dans un monde dominé par les hommes.

Pourtant, malgré ce parcours exceptionnel et une liste impressionnante de distinctions et de récompenses, la figure de Vera Giedroyc reste peu connue dans son pays d'origine et encore moins en France. Ainsi, je souhaiterais modestement par le biais de ma contribution y remédier car, je crois qu'un tel destin mérite que l'on s'y intéresse davantage.

Vera Giedroyc est née à Slobodichtche, dans la région (goubernia) d'Orel. Le fameux Vassily Rozanov fut son professeur de littérature. Après avoir terminé ses études secondaires à Briansk, Vera part pour Saint-Pétersbourg, où elle assiste aux cours de médecine dispensés par Peter Franzevich Lesgaft. L'envie de devenir médecin lui est venue à la suite d'une série de décès de ses proches, notamment la mort accidentelle de son frère préféré, Serguéï.

Cependant, la médecine n'est pas la seule passion de cette femme d'exception. Chez Vera Giedroyc, la passion et la curiosité dominent dès l'enfance et la poussent inexorablement à vouloir apprendre et à explorer. La jeune fille est également attirée par la vie littéraire et politique en Russie, et dès sa jeunesse elle y participe activement. En 1883, elle fait la connaissance d'une enseignante du village voisin ; cette dernière lui fait découvrir le mouvement populiste ( narodnitchestvo ). Impressionnée par l'indépendance et l'ambition de cette femme, Vera Giedroyc tombe sous l'influence des membres de ce mouvement, lit des ouvrages idéologiques tel le célèbre roman de Tchernychevski Que faire ? Les hommes nouveaux. En 1892, en raison de sa participation à un cercle illégal, elle est interdite de séjour à Saint-Pétersbourg et exilée dans la région d'Orlov. Ne pouvant supporter cette privation de liberté et n'ayant plus la possibilité de poursuivre sa formation en Russie, la jeune Vera prend alors la décision de partir pour la Suisse. Elle contracte un mariage blanc avec son ami, Nikolaï Belozerov, afin de pouvoir quitter le pays.

On connaît peu de détails sur ce mariage. En effet, durant presque toute sa vie, Vera Giedroyc a tenu à cacher ce mariage, qui a duré tout de même douze ans. On ne connaît toujours pas les circonstances dans lesquelles la princesse a pu faire la connaissance du jeune officier et la raison pour laquelle ce dernier a accepté de contracter ce mariage blanc, alors que cela risquait de détruire sa carrière. C'est seulement à la fin de sa vie que Vera Giedroyc elle-même dévoilera le mystère qui entoure ce mariage dans ses ouvrages basés sur des faits autobiographiques, notamment dans son ouvrage Otryv. La chercheuse russe Tatiana Khokhlova indique que le dossier d'archives contenant les documents personnels de la princesse contient une copie de l'acte de mariage n° 225 du 5 septembre 1894. La chercheuse précise également que le lieu de mariage n'est pas indiqué. On peut supposer que cela est en lien avec son activité illégale à l'encontre du régime tsariste. Après leur mariage, les jeunes époux n'ont pas de domicile conjugal commun. Au contraire, ils sont très loin l'un de l'autre. En effet, la jeune mariée part pour la Suisse alors que son époux poursuit sa carrière militaire à des milliers de kilomètres, à Irkoutsk, en Sibérie[2].

Une fois en Suisse, la jeune femme s'inscrit à la faculté de médecine de Lausanne. Cette décision est la suite logique du destin que Vera a décidé de se tracer. Cependant, il s'agit d'une démarche inhabituelle et courageuse car, comme l'affirme Nathalie Pigeard-Micault dans l'introduction de l'ouvrage Histoire de l'entrée des femmes en médecine, à cette époque, « le monde des femmes instruites en médecine, s'il est large géographiquement, est numériquement assez restreint[3] ». Cela s'explique avant tout par les idées reçues selon lesquelles la femme n'aurait pas la force physique nécessaire pour le métier de médecin et sa sensibilité naturelle ne permettrait pas d'affronter la vue du sang, des corps découpés… Or, Vera Giedroyc fait fi de ces préjugés misogynes. Son objectif est de devenir chirurgienne. Et elle fait tout pour y parvenir. Formée à l'université de Lausanne, par un chirurgien de la clinique du professeur César Roux, la jeune femme est diplômée de la faculté de médecine de Lausanne en 1898. Mais en 1900, la maladie de ses parents et la mort de sa sœur suite à une tuberculose l'obligent à rentrer en Russie.

Après avoir validé son diplôme, en 1902, elle obtient un poste de chirurgien dans la structure hospitalière intégrée aux usines des marchands Maltsev, les amis de son père, dans la région de Kalouga. Arrivée sur place, Vera Giedroyc constate qu'elle est la seule chirurgienne qualifiée de cette structure. Grâce à son activité extrêmement diversifiée au sein de ce site, la jeune femme acquiert une très riche expérience. Elle y pratique quelques opérations compliquées. En 1902, elle reçoit une invitation pour assister au 3e Congrès de chirurgiens.

En 1905, la jeune médecin est promue au poste de chirurgien en chef. Il s'agit d'un événement extraordinaire, étant donné qu'à cette époque, en Russie, on comptait moins de 5 % de femmes parmi les médecins[4]. Or, le plus difficile pour elle est de se faire accepter par la population locale. En effet, si depuis qu'elle a pratiqué quelques opérations extrêmement complexes, ses collègues lui témoignent leur respect et leur reconnaissance, c'est loin d'être le cas des habitants du secteur où elle exerce son métier. Ses supérieurs ne manquaient pas une occasion de témoigner à Vera leur mépris, et « la société » locale refusait de la fréquenter. Cette attitude arrogante blessait beaucoup Vera. Elle ne voyait pas d'issue à cette situation.

Lorsqu'éclate la guerre avec le Japon, la jeune femme se porte volontaire pour aller soigner les blessés sur le front. C'est l'occasion pour elle de quitter cette ville provinciale où la situation est devenue trop oppressante pour elle. Elle s'engage en tant que chirurgienne du convoi sanitaire de la Croix-Rouge. Ainsi, grâce au concours d'Evgueni Botkine, médecin de la famille impériale de Russie, Vera Giedroyc est amenée à diriger une des divisions chirurgicales militaires. Elle opère dans un wagon spécialement équipé ou bien sous des tentes couvertes d'argile censé protéger du froid. Les blessés affluent. Vera et son équipe sont obligés de travailler selon un rythme effréné. Durant la première semaine, elle a pratiqué 56 opérations extrêmement compliquées. Vera Giedroyc fut la première à pratiquer des opérations cavitaires. À cette époque, en Europe, on laissait tout simplement mourir les blessés touchés au ventre les considérant comme non opérables. Durant cette guerre, Giedroyc et ses assistants ont effectué des milliers d'opérations sauvant la vie de blessés de tous les rangs, du simple soldat au général. Elle a même sauvé la vie d'un prince japonais qui lui en restera reconnaissant jusqu'à la fin de ses jours. On dit qu'après être rentré chez lui, le prince a envoyé une lettre de reconnaissance à sa sauveteuse ainsi qu'un kimono en soie fait sur mesure pour Vera.

C'est donc grâce aux actions menées durant cette guerre que le nom de Vera Giedroyc entre dans l'histoire de la médecine[5]. Les journaux évoquent son courage extraordinaire, car souvent Vera est obligée de pratiquer des opérations sous le feu ennemi. Par ailleurs, les journalistes font l'éloge de ses qualités humaines

En 1905, Vera Giedroyc présente les résultats de son travail à la société des médecins militaires. Son compte-rendu de 57 pages, complété d'illustrations et de graphiques, fut un apport important pour l'avancement de la chirurgie. Dès lors, le nom de Vera Giedroyc devient de plus en plus connu. Cela l'aide à s'émanciper et elle se sent enfin prête à affronter la vie en tant que femme divorcée, mais libre de tout engagement. Ainsi, à l'initiative de la princesse, cet étrange couple Giedroyc-Belozerov décide de se séparer. Le 22 décembre 1905, le divorce est prononcé. À partir du 1er février 1907, elle obtient le droit de reprendre son nom de jeune fille, ainsi que son titre de noblesse.

En 1909, à la demande de l'impératrice Aleksandra Fedorovna, Giedroyc est transférée à l'hôpital de la cour impériale à Tsarskoïe Selo[6], où elle travaille en tant que chirurgienne. Elle est la deuxième personne la plus importante à l'hôpital (chef du service de chirurgie et de gynécologie obstétrique). Vera Giedroyc était également le médecin des enfants de la famille impériale. À partir de ce moment, elle devient une personne de confiance des Romanov. Elle apprend à l'impératrice et à ses filles le métier d'infirmière. Une fois leur formation terminée, ces dernières assistent Vera Giedroyc lors des opérations. En revanche, elle se montre très critique vis-à-vis de leur mentor, le « velikiï starets » Grigory Raspoutine. Des proches de la famille impériale décrivent un incident survenu entre la princesse et Raspoutine. En 1915, alors qu'elle examinait la demoiselle d'honneur préférée de l'impératrice, Anna Vyroubova, grièvement blessée lors d'un accident de train, Vera Giedroyc était gênée par la présence de Raspoutine. Constatant que ce dernier n'avait nulle intention de partir, elle l'a tout simplement poussé dans le couloir en lui claquant la porte au nez[7].

Durant son séjour dans ce domaine impérial, Vera Giedroyc reçut le surnom de « George Sand de Tsarskoïe Selo ». Ce surnom était justifié par le physique et le comportement masculin de l'intéressée. En effet, dans son article, Jonatan Moldavanov cite des témoignages de contemporains évoquant la princesse en ces termes : « Par sa taille, elle dépassait la plupart des hommes, elle était forte et d'une grande force physique […]. Elle avait les cheveux courts et elle portait des vêtements masculins. Par ailleurs, Vera avait un caractère bourru, une voix rauque à force de fumer. En parlant d'elle-même, elle employait la forme masculine : “Ja pošёl”, “ja operiroval”, “ja sdelal”[8] ». Ce comportement discursif inhabituel mérite que l'on s'y arrête davantage. En effet, cet emploi de la forme masculine du verbe au passé traduit non seulement l'homosexualité de la princesse. Mais il apparaît comme la marque de la nécessité de s'affirmer dans un milieu professionnel dominé par les hommes. Il a déjà été souligné à maintes reprises qu'au début du XXe siècle les femmes commençaient seulement à tracer leur propre chemin en essayant de s'affirmer. Et comme c'est souvent le cas, les débuts se sont révélés difficiles. Or, le mérite de la princesse Vera Giedroyc est d'avoir toujours su tenir bon face aux difficultés.

À la même époque, Vera Giedroyc participe activement à la vie littéraire ; elle est un acteur actif de l'âge d'Argent. À Tsarskoïe Selo, Vera fait la connaissance de Nikolaï Gumilev, Razoumnik Ivanov-Razoumnik, Aleksey Remizov, de Sergueï Essenine. Par ailleurs, elle renoue des liens avec Vassiliï Rozanov qui était un de ses anciens enseignants au lycée (gimnazija) de Briansk. Or Vera Giedroyc publie ses premiers écrits dans des revues littéraires sous le pseudonyme de feu son frère, Serguéï Giedroyc. Une fois de plus, elle choisit de se cacher sous un masque masculin. Il est légitime de se demander pourquoi ? Pourquoi elle qui semble si courageuse, préfère-t-elle adopter un pseudonyme, et pourquoi opter pour un pseudonyme masculin ? On peut supposer qu'elle n'était pas sûre de ses talents en littérature. Pour elle, il s'agit d'un terrain inconnu, fragile et elle estime préférable de s'y frayer un chemin sous des traits masculins. En 1910, son premier recueil, intitulé Poèmes et contes, voit le jour à Saint-Pétersbourg. La même année, paraît sa nouvelle en vers Les Pages de la vie d'un médecin d'usine où elle relate son expérience personnelle en tant que médecin.

Quelque temps plus tard, Vera Giedroyc rejoint la célèbre société littéraire pétersbourgeoise la Guilde des poètes [Cex poetov], fondée vers la fin de 1911. Elle partage la vision de ceux qui souhaitaient « prendre aux symbolistes – leur souci de la forme et de la technique – et qui préféraient leur laisser – le désir métaphysique du passé », ou selon l'expression de Vjaceslav Ivanov : a realibus ad realiora. Dans la mesure du possible, elle assiste aux réunions de la Guilde qui se déroulaient au domicile de Nikolaï Goumilev et Anna Akhmatova, à Tsarskoïe Selo. Lorsque cette société décide de fonder son propre organe, L'Hyperboréen, Vera lui rend un service inestimable en fournissant la moitié de la somme nécessaire pour mettre le projet sur pied. Dans la revue de la Guilde des poètes, elle publie ses vers (n°1, 6, 9-10). Son deuxième recueil de poèmes Veg voit le jour en 1913 sous cette marque éditoriale[9]. La plupart des poèmes de V. Giedroyc de cette époque sont marqués par la théosophie ; ils comportent par ailleurs des traits du folklore russe.

Malheureusement, son activité littéraire n'a pas eu autant de succès que son activité dans le domaine médical. Les critiques rédigées par ses confrères, Nikolaï Goumilev, S Gorodetsky, Georgii Ivanov, étaient la plupart du temps négatives.

Ainsi, dans son article publié dans la revue Apollon, Nikolaï Goumilev se montre extrêmement sévère à l'égard des écrits de la princesse. « Mais dans quel but écrivent les non-poètes, pourquoi notamment Serguéï Giedroyc écrit-il ?[10] », s'indigne un des plus grands poètes de l'âge d'Argent.

Il n'y a pas d'idée dans ses vers, il n'y a que des lieux communs ; vanité ? à peine ; il imite difficilement les mauvais imitateurs d'Apoukhtine. Alors pourquoi ? Pourquoi ? Son style est horrible, même Vladimir Gordine écrit mieux. […] Dans ce livre, tout est hasardeux, mouvant et empâté comme un marécage : il est possible de déplacer tous les adjectifs, les strophes, de rassembler plusieurs vers pour en faire un et vice versa. Le livre contient même des images, aussi inutiles et incolores que les vers[11].

En 1912, Vera Giedroyc soutient sa thèse de doctorat à Moscou. Malgré les difficultés de cette époque, la princesse a continué à travailler sur les problèmes de hernies qui étaient déjà au centre de ses recherches lors de ses études sous la direction du professeur Roux, en Suisse. Les résultats de ses recherches ont constitué la base de sa thèse[12]. En 1914, elle publie l'ouvrage Conversation à propos de la chirurgie pour infirmières et médecins[13], où elle fait part de l'expérience acquise lors de la guerre russo-japonaise.

Pour ses contributions dans le domaine médical, Vera Giedroyc a été décorée de la médaille d'or dite « Pour le zèle » sur le ruban de l'ordre de Sainte-Anne, et de la médaille d'argent « Pour le courage » sur le ruban de l'ordre de Saint-Georges, ainsi que des signes de distinction de la Croix-Rouge de toutes les trois classes.

La Première Guerre mondiale a également joué un rôle important dans la vie de Vera Giedroyc. Elle participe activement à la mise en place d'un réseau d'infirmeries et de trains sanitaires, à l'initiative de la famille impériale. Par ailleurs, au début de la guerre, encore sous le régime de Nicolas II, la jeune femme travaille sans se ménager au sein de l'infirmerie n°3 de Tsarskoïe Selo.

Au moment de la révolution de février 1917, la princesse est partagée dans ses sentiments. D'un côté, ayant une vision libérale, elle comprenait la nécessité des changements. De l'autre, son attachement profond envers la famille Romanov ne lui permet pas de soutenir ouvertement leurs opposants. Puis, lorsqu'en mars 1917 Vera Giedroyc apprend l'abdication du tsar, elle est inconsolable. Peu de temps après, la famille impériale est arrêtée par les bolcheviks. Vera Giedroyc ne fuit pas Tsarkoïe Selo comme bon nombre de ses compatriotes. Elle fait de son mieux pour assurer le fonctionnement de l'infirmerie de Tsarkoïe Selo dans cette période marquée par le chaos et le désordre[14]. Malheureusement, peu de temps après, l'infirmerie dirigée par la princesse est fermée. Le médecin en chef, N. M. Chreïder, cesse de lui payer son salaire. Étant proche de la famille impériale, il est dangereux pour Vera Giedroyc de rester à Petrograd. Par ailleurs, son ex-mari avait été pendant un certain temps chef de l'équipe de gardiens chargée de garder les personnes envoyées en exil forcé par les autorités tsaristes. La jeune femme craint que ce fait se retourne contre elle. Ainsi, à cette époque sombre, la princesse est, en effet, impuissante face au grand nombre de personnes malveillantes qui sont prêtes à témoigner de sa proximité avec les Romanov. Cependant, malgré le danger qu'elle encourt, elle fait le choix de rester en Russie.

Vera Giedroyc se porte alors volontaire pour partir sur le front sud-ouest, où elle est nommée au poste de chirurgien de la 6e division sibérienne de tireurs. Suite à une blessure, en janvier 1918, la princesse Giedroyc est évacuée à Kiev, où, une fois rétablie, elle décide de rester, s'installant chez sa maîtresse, la comtesse Maria Nierodt. Cette dernière était également une représentante de l'ancienne noblesse et avait été infirmière à Tsarskoïe Selo. Cette femme fut la compagne de Vera Giedroyc jusqu'à la fin de ses jours.

À Kiev, Vera Giedroyc travaille dans une polyclinique pour enfants. À partir de 1921, elle exerce à la clinique chirurgicale de la faculté de médecine de Kiev. Elle est bientôt élue chef de l'institut de chirurgie auprès de la faculté de médecine. Parallèlement à son activité d'enseignement, Vera Giedroyc continue à exercer en tant que chirurgienne : elle s'est spécialisée dans l'endocrinologie, l'oncologie et les malformations cardiaques.

Malgré sa lourde charge de médecin, Vera Giedroyc trouve toujours le temps pour l'écriture. Dans les années 1920, elle écrit énormément. Il s'agit de publications scientifiques ainsi que d'ouvrages littéraires. Les résultats de ses recherches sont alors publiés dans les revues scientifiques les plus prestigieuses. Elle publie des articles dans des revues médicales, où elle aborde des questions de chirurgie, d'oncologie, d'endocrinologie[15]. En 1929, elle écrit un manuel très apprécié de ses collègues. En ce qui concerne les écrits littéraires, elle reste toujours passionnée par la poésie. Or, le style et le contenu de ses vers évoluent. Ses poèmes de la période kiévienne n'ont rien à voir avec ses essais de jeunesse. Le temps qui passe, les souvenirs, le sort de l'homme à l'époque soviétique deviennent les thèmes récurrents de son œuvre. Ses vers sont profondément sincères et révèlent beaucoup de chaleur envers les personnes qu'elle avait croisées par le passé, avant la révolution : Nikolaï Goumilev, Anna Akhmatova et Sergueï Essenine. Ainsi, ses vers véhiculent beaucoup de nostalgie et de tristesse à l'égard de ses amis. La princesse est profondément touchée par leur triste sort : Goumilev est fusillé en 1921, Akhmatova, condamnée comme « élément bourgeois » par les nouveaux maîtres du pays, voit sa poésie interdite de publication dès 1922, Essenine décède dans des conditions suspectes. Dès lors, les vers de Vera Giedroyc sont mal vus par le pouvoir soviétique et, par conséquent, ils ne sont pas publiables.

Умер Блок, повесился Есенин,

Николай расстрелян Гумилев,

Град Петра, что перестроил Ленин,

Это все плоды твоих даров.

Blok est mort, Essenine se pendit

Nikolaï Goumilev fut fusillé

La ville de Pierre, reconstruite par Lénine,

Est le fruit de tes offrandes.

La période post-révolutionnaire fut difficile pour Vera Giedroyc, car elle n'a pas échappé aux purges instaurées par Staline. En 1929, suite au procès des membres du SVU[16] monté de toutes pièces par les fonctionnaires haut placés et Staline en personne, elle se voit licenciée en 1929 avec d'autres médecins de grande renommée, sans aucune explication.

La perte de son emploi fut le facteur déclenchant qui la conduisit à se consacrer à sa deuxième passion, la littérature. Elle se lance dans la prose, ressourcée par ses nombreux journaux intimes. Vera Giedroyc achète alors une maison dans la banlieue de Kiev. Durant les deux années qui ont suivi son licenciement, elle y vit recluse et se consacre entièrement à la littérature. La prose de Vera Geirtroyc a eu plus de chance que sa poésie : les trois premiers volumes de la pentalogie La Vie [Žizn’] (il s'agit de nouvelles autobiographiques, Каftančik [1930], Ljax et Otryv [1931]) ont été publiés en 1931 à Léningrad. La première nouvelle, Каftančik, a bénéficié des éloges de Кonstantin Fedine, écrivain et personnalité de première importance du paysage littéraire soviétique.

Peu de temps après son retrait, Vera Geirtroyc tombe gravement malade. Elle décède suite à un cancer du péritoine en 1932. La princesse Vera Giedroyc est enterrée à Kiev, au cimetière Kortchevatskoé.

Conclusion

Toute la vie de Vera Geirtroyc témoigne de sa force de caractère exceptionnelle et de sa singulière indépendance. Ses actions semblent affranchies de toute contrainte sociale et morale. En effet, en choisissant le métier « masculin » et en devenant la première femme chirurgien, elle prouve son émancipation par rapport au pouvoir des hommes. Il en va de même pour sa carrière littéraire qui, certes, fut moins brillante que ses actions dans le domaine médicale. Ainsi, elle ne laisse pas faire les choix à sa place, elle tient toujours à rester maître de son destin. C'était la condition sine qua non pour son épanouissement personnel et professionnel.

Notes

[1]. Dans la plupart des sources, il est indiqué que la princesse est née en 1876 à Kiev (voir, par exemple : John Bennett, « Princess Vera Gedroits: military surgeon, poet and author », http://pubmedcentralcanada.ca/pmcc/articles/PMC1884717/pdf/bmj00105-0024.pdf ; Jonatan Moldavanov, « Knjažna Vera Giedroyc: skalpel’ i pero », Russkaja mysl', n°4245, Paris, 12 novembre 1998, http://kfinkelshteyn.narod.ru/Tzarskoye_Selo/Gedroitz2e.htm [site consulté le 20 décembre 2012]). Or, Vladimir Khokhlov et Tatiana Khokhlova ont réussi à démontrer, grâce aux données des archives, que la date et le lieu de naissance avaient été modifiés dans son dossier personnel par la princesse elle-même (voir: Vladimir G. Khokhlov, « Vera Ignat'evna Giedroyc –glavnyj khirurg Mal'covskikh zavodov », recueil d'articles Iz istorii Brjanskogo kraja, Brjansk, 1995, p. 170-177 ; Tatiana Khokhlova, « TTajna zamužestva Very Ignat’evny Giedroyc », dans S. I. Mal’cov i istorija razvitija Mal’covskogo promyšlennogo rajona. Sbornik statej, Brjansk, 2001, vol. 3, p. 82-86, http://kfinkelshteyn.narod.ru/Tzarskoye_Selo/Gedroitz2k.htm [site consulté le 20 décembre 2012]).

[2]. Tatiana Khokhlova, « Tajna zamužestva Very Ignat’evny Giedroyc », op. cit.

[3]. Nathalie Pigeard-Micault, « Introduction », Histoire de l'entrée des femmes en médecine, http://www.bium.univ-paris5.fr/histmed/medica/femmesmed.htm

[4]. The medical profession in Russian (éditorial), BMJ 1904, ii, 457, http://pubmedcentralcanada.ca/pmcc/articles/PMC1884717/pdf/bmj00105-0024.pdf (consulté le 20 décembre 2012).

[5]. Jonatan Moldavanov, op. cit.

[6]. De nos jours, la ville s'appelle Pouchkine. Il y a une plaque commémorative sur l'ancienne infirmerie, actuellement hôpital municipal, numéro 38, N. A. Semaško.

[7]. Tatiana Botkine, Au temps des tsars, Paris, Grasset, 1980, p. 132.

[8]. Jonatan Moldavanov, op. cit.

[9]. En allemand Weg désigne « chemin », il s'agit également des initiales V. G.

[10]. Nikolaï Goumilev, « Recenzija na proizvedenija Fedora Sologuba, Sergeja Solov'eva, Nikolaja Morozova, Sergeja Gedrojca, N. Brandta », Apollon, n° 9, 1910, http://dugward.ru/library/gumilev/gumilev_rec_sologub_solovyev.html (consulté le 20 décembre 2012).

[11]. Idem.

[12]. Vera I. Giedroyc, Certains résultats des opérations d'hernies inguinales réalisées selon la méthode du professeur Roux, sur la base de 268 opérations, 1912, 152 pages.

[13]. Vera I. Giedroyc, Xirurgičeskie besedy d-ra med. V. Giedroyc. Dlja sester-miloserdija i fel’dšerov, Maison d'édition de l'état-major des troupes frontalières, 1914.

[14]. Valentina Čebotareva, « V Dvorcovom lazarete v Carskom sele. Dnevnik: 14 ijulja 1915 - 5 janvarja 1918 », dans Novyj žurnal, knigi 181, 182, New York, 1991.

[15]. Vera Giedroyc, « Biologičeskoe obosnovanie pitanija », Vestnik stomatologii, 1924, n°, p. 19-26, et « Xirurgičeskoe lečenie pri tuberkuleze kolena », Russkaja klinika, 1928, numéro 9, p. 693-704.

[16]. L'Union pour la libération de l'Ukraine (Sojuz osvoboždenija Ukraïny) – une organisation mythique créée en 1929 par les organes du NKVD dans le but de discréditer l'intelligentsia ukrainienne. À l'issue du procès intenté contre les membres du SVU, 474 personnes sont condamnées.

Pour citer cet article

Svetlana Maire, « Véra Giedroyc : une princesse pas comme les autres », Les femmes créatrices en Russie, du XVIIIe siècle à la fin de l'âge d'Argent, journée d'études organisée à l'ENS de Lyon par Isabelle Desprès et Evelyne Enderlein, le 9 novembre 2012. [En ligne], ENS de Lyon, mis en ligne le 11 novembre 2013. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article366