Marko Vovtchok et ses « Lettres de Paris »

I. DMYTRYCHYN

Inalco

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Texte intégral

Que se passe-t-il donc dans cette ville riche et puissante, pour que la jeunesse y soit flétrie, la vieillesse hideuse, et l’âge mûr égaré ou sombre ? Regarde ces masures décrépitées et puantes auprès de ces palais élevés d’hier. Regarde ce monde d’oisifs qui marche dans l’or, dans la soie, dans la fourrure et dans la broderie ; et, tout à côté, vois se trainer des haillons vivants qu’on appelle la lie du peuple ! Écoute courir ces légers et brillants équipages ; entends ces cris rauques du travail et ces voix éteintes de la misère ! La plus nombreuse partie de la population condamnée au labeur excessif, à l’avilissement, à la souffrance, pour que certaines castes privilégiées aient une existence molle, gracieuse, poétique et pleine de fantaisies satisfaites ! Oh ! Pour voir ce spectacle avec indifférence, il faut avoir oublié qu’on est homme, et ne plus sentir vibrer en soi ce courant électrique de douleur, d’indignation et de pitié qui fait tressaillir toute âme vraiment humaine, à la vue, à la seule pensée du dommage et de l’injure ressentis au dernier, au moindre anneau de la chaîne[1].

Les Lettres de Paris de Marko Vovtchok, publiées à Sankt-Peterbourgskie Vedomosti entre 1864 et 1866[2], ne présentent pas sa correspondance, ni un compte-rendu fidèle et photographique de la réalité parisienne et plus largement française des années 1860, mais doivent être considérées comme des écrits naturalistes où l’observation d’un témoin se mêle à la narration créatrice. Ce sont des textes destinés à éclairer et à convaincre, sortis de la plume d’une femme de lettres proche des milieux progressistes russes des années soixante et qui ne fait pas mystère de son engagement dans ses créations. Sankt-Peterbourgskie Vedomosti, journal d’obédience démocratique et libérale, dirigé à l’époque par Valentin Fedorovitch Korch, lui offrait un cadre parfait.

Lorsqu’elle arrive pour la première fois en France en 1860, Maria Markovytch, née Vilinska, âgée de 27 ans, est un auteur connu et apprécié en premier lieu pour ses Récits populaires, parus deux ans plutôt et rédigés en langue ukrainienne sous le nom de plume masculin de Marko Vovtchok. Ces fresques réalistes de la vie des paysans souffrant du servage, rédigées dans une langue très vivante, créent un événement salué tant par les milieux ukrainiens dont T. Chevtchenko, que par l’intelligentsia russe dont on ne citera que Ivan Tourgueniev, A. Herzen, N. Tchernychevski, N. Dobrolioubov, A. Pissarev, Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine. Pierre Kropotkin affirmait que :

… dans les années où la plus grande question pour la Russie était de savoir si les paysans allaient être libérés, et lorsque toutes les meilleures forces du pays étaient nécessaires afin de lutter pour cette libération – dans ces années, toute la Russie éclairée s’enivrait des récits de Marko Vovtchok, et se répandait en sanglots sur le destin de ses héroïnes paysannes[3].

Les œuvres postérieures de Marko Vovtchok, essentiellement en langue russe, peuplées de personnages féminins plutôt du milieu de la petite noblesse, tous souffrant de leur condition, se battant contre les impitoyables contraintes qu’imposent la famille, la société, l’époque, sont aussi appréciées, notamment par Herzen et Tchernychevski[4], sans toutefois jamais lui conférer la même place qu’elle s’est acquise avec son œuvre ukrainienne. Auteur important de la période précédent la réforme 1861 et de la première décennie qui l’a suivie, la place de Marko Vovtchok dans la littérature diminue par la suite. Son éloignement de la Russie n’y était probablement pas étranger[5].

Si son œuvre sociale et anticléricale a été mise à l’honneur à l’époque soviétique, l’aspect féministe de son œuvre n’a été analysé que tout récemment[6]. Marko Vovtchok est considérée en Ukraine comme précurseur de la littérature féministe ukrainienne.

Plus que ses écrits, ce sont surtout ses traductions qui lui ont assuré une subsistance qu’elle avait toujours voulu indépendante. Outre la traduction des romans de Jules Verne (une quinzaine en dix ans, entre 1868 et 1878) en tant que traductrice attitrée de la maison d’édition Hetzel, le choix des traductions qu’elle fera est sans aucun doute intentionnel et la fera figurer sur les listes des livres indésirables en Russie.[7]

Non moins que l’auteur, c’est la femme qui intriguait, ce que Domontovytch appelait son « Georgesandisme[8] ». Tout au long de sa vie, il flottait autour d’elle un parfum de transgression des convenances. On lui a prêté de nombreuses conquêtes, réelles ou imaginaires, avec des hommes en vue dans les milieux progressistes, et on ne compte pas le nombre de ses admirateurs.

La genèse de l’écriture des Lettres et la question de la langue

Marko Vovtchok s’est rendue à Paris à plusieurs reprises, notamment en raison de sa collaboration avec l’éditeur Pierre-Jules Hetzel dont elle représentait un temps la maison en Russie. Cependant, c’est de son premier séjour, en 1860, qu’elle a tiré ses premières observations pour les Lettres. Elle est installée à cette époque, entre septembre 1860 et février 1861, à la pension de Madame Borion (Borionne ?), au 19, rue de Clichy[9]. Par la suite, elle vivra chez Madame Wachi, rue de Chaillot, au n° 107 (en juillet 1861- novembre 1862, après un bref voyage en Italie), au 3bis de la rue Marbeuf, à la pension Noury (janvier 1863 - avril 1864), à Neuilly, au n° 211 de l’avenue de Neuilly, à l’orée du bois de Boulogne, puis au 70bis rue de Longchamp (avril 1864 - janvier 1867).

Selon Tourgueniev, dont elle était proche, particulièrement lors de son premier séjour – ils ont même fait un voyage ensemble depuis la Russie – Marko Vovtchok travaillait beaucoup[10]. Tourgueniev est rejoint là-dessus par un autre témoin, S. Yechevsky, historien et professeur de l’université de Kazan et de Moscou, qui a écrit au même moment qu’elle « travaille tellement que cela fait peur[11] » : elle dormait deux heures par jour et déjeunait une fois tous les deux-trois jours. Selon Tourgueniev, elle était toujours sans un sou, mais, si elle vivait seulement de pain, n’avait qu’une robe et pas de chaussures, l’écrivain russe prétendra qu’elle jetait l’argent par les fenêtres – dans une autre lettre, Tourgueniev affirmera même qu’elle dépensait « un million par jour[12] ».

Nous savons grâce à sa correspondance, qu’elle visitait Paris et ses musées (dont le Louvre) et curiosités (cimetière de Montmartre et celui de Père Lachaise, entre autres), mais aussi ses environs (Versailles, Chantilly, Pierrefonds), apprenait l’anglais et l’italien, faisait connaissance des personnalités de passage à Paris dont Tolstoï, Leskov, Bakounine et, bien évidemment, Alexandre Passek, Dmitriy Pissarev et Herzen[13].

C’est à Paris que Marko Vovtchok a repris son idée de création d’une école pour enfants. Elle avait échangé à ce sujet avec Tolstoï (qui lui a envoyé son édition pédagogique sur Iasnaia Poliana) et s’en est ouverte à son mari :

Je veux créer en Russie une école pour enfants… […] L’écriture ne mène pas très loin, ce sera plus utile pour les gens. Je pense en ouvrir une, puis d’autres, tant que je pourrai[14].

C’est en poursuivant cette idée qu’elle visitera en mars 1864 la fondation Vincent Hauÿ – qui fera l’objet d’une des Lettres – et cherchera à visiter, quelques années plus tard, en 1869, la maison de la Société de Patronage des jeunes filles détenues et libérées du département de la Seine[15].

Sa véritable correspondance avec des amis de cette période, où elle parle de ses journées ou de ses visites, n’est pas très riche. Marko Vovtchok expédie les affaires courantes et ne se livre pas beaucoup dans ses lettres. Tourgueniev l’accusera même plus d’une fois de négligence[16]. Il est intéressant néanmoins de comparer ses lettres avec celles de Tolstoï[17], plutôt enthousiaste, et les quelques lettres de Dostoïevski[18], lors de leurs séjours respectifs à Paris.

On ne dispose pas d’indications précises sur les raisons qui ont poussé Marko Vovtchok à se lancer dans la rédaction des Lettres. Si le genre en tant que tel existait et était bien apprécié au milieu du XIXe siècle en Russie dans les cercles progressistes, on pense à la « Physiologie de Pétersbourg » de Nekrasov et bien évidemment aussi à Herzen – avec lequel Marko Vovtchok était en contact étroit à cette époque (ils s’écrivaient beaucoup et se sont vus à Londres, à Ostende et à Bruxelles) – et à ses Lettres de France et d’Italie (Lettres d’avenue Marigny), publiées quelques années plutôt (1847-1852)[19]. Elle a sans doute était aussi encouragée par ses amis :

Vous avez tellement voyagé, tellement vu et vous savez tellement regarder, que vos notes seront très intéressantes et je serai d’avis que vous ne les arrêtiez pas, d’autant plus qu’un travail pareil peut être particulièrement bon pour vous ne serait-ce que parce qu’il ne vous demande pas de concentration, bien au contraire il vous demande à vous occuper de ce que vous voyez devant vous et non en vous, et dans les moments difficiles c’est une très bonne chose[20].

Cependant, l’impulsion première était venue de la revue ukrainienne Osnova, dont le rédacteur lui avait demandé une contribution en ce sens encore en 1859, soit au moment de son départ pour l’étranger :

Ce serait formidable si vous pouviez écrire quelques lettres de l’étranger pour « Osnova ». Décrivez ce sur vous voyez, entendez ou pensez, en votre et en notre langue : cela servira d’exemple et sera un très bon enseignement. Nous apprendrons de vous qu’on peut écrire et parler en notre langue clairement et intelligemment de toutes les choses du monde[21].

Il s’est écoulé cependant presque cinq ans avant que les premières Lettres ne paraissent, mais en langue russe et non ukrainienne. Les premières publications de la version ukrainienne ne suivront qu’un an plus tard, en 1865.

Marko Vovtchok a-t-elle mis cinq ans à écrire ses Lettres ? Si, ce qui est plus probable, elle n’y avait pas songé de suite, qu’est-ce qui l’a décidé à le faire ? Comment s’explique le choix de la langue ? Enfin, quel était le cheminement des Lettres jusqu’à Sankt-Peterbourgskie Vedomosti, à l’initiative de qui, même si le choix apparaît logique tant en raison de la tonalité de la publication que compte tenue d’une collaboration qui la liait déjà au journal.

La revue de la colonie ukrainienne de Saint-Pétersbourg, Osnova – organe de l’ukrainophilie politique – à qui appartiendrait donc l’idée des Lettres, n’a existé que très brièvement (janvier 1861- septembre 1862). Et en 1863, après le soulèvement polonais, la circulaire Valouev (ministre de l’intérieur du tsar Alexandre III) a interdit les publications en langue ukrainienne dans l’Empire russe.

Est-ce là qu’il faut chercher la raison de la publication des Lettres en russe ? Très certainement, d’autres facteurs sont également entrés en jeu. Tout d’abord, Marko Vovtchok depuis son départ de Russie s’éloigne progressivement des milieux ukrainiens (la séparation d’avec son mari, la mort de Taras Chevtchenko, les chicanes de Panteleimon Koulich y auraient contribué), et se rapproche des hommes tels que Dobrolubov (qu’elle rencontre en 1861 en Italie), Passek (avec lequel elle vit une liaison passionnée), mais aussi Nekrasov, sans parler de Tourgueniev qui était, probablement, à l’origine de cet éloignement. On peut aisément invoquer une motivation financière, sans aucune considération péjorative : Marko Vovtchok ne pouvait compter que sur sa plume pour assurer sa subsistance, et aucun titre ukrainien (en admettant même qu’elle avait commencé à écrire en ukrainien) ne pouvait égaler en termes de cachets la presse russe. Il peut s’agir aussi de pure opportunité : après la disparition d’Osnova, il a fallu du temps pour trouver un autre titre ukrainien et, après la circulaire Valouev il ne pouvait s’agir que d’un titre hors de l’Empire russe.

Pour publier en ukrainien il fallait donc chercher une autre solution, à savoir, partir à l’étranger : les deux premières Lettres, intitulées La Vie parisienne et La Fille empoisonneuse sont parues dans la revue de Lviv – à l’époque ville de l’Empire austro-hongrois – Meta (But), en juin-juillet 1865. S’il n’y a pas de consensus quand à la langue de rédaction des premières lettres – russe ou ukrainienne –, on s’interroge aussi sur la date de la rédaction des Lettres en ukrainien et de leur destinataire : Osnova ou (à défaut ?) Meta[22]. La disparition de Meta à son tour en novembre 1865, semble avoir signé la fin de son travail sur les Lettres de Paris en ukrainien (il n’existe que trois Lettres en langue ukrainienne dont seulement deux ont été publiées)[23].

Il convient de souligner d’emblée qu’il ne s’agit pas de traduction des Lettres russes, mais davantage d’une adaptation. Comme l’a finement analysé Tamara Gaupt[24], Marko Vovtchok n’emprunte pas le même style – plus posé, neutre et littéraire en russe, il devient en ukrainien plutôt parlé, émotionnel, avec les éléments de dialecte, comme dans ses Récits populaires – probablement parce qu’elle ne visait pas le même public. En cela, d’ailleurs, elle n’a que partiellement rempli son « contrat » : revenant vers une langue plus populaire, elle ne démontrait pas, comme l’avait demandé le rédacteur d’Osnova, qu’on pouvait écrire en langue ukrainienne « de toute les choses du monde ».

Le Paris de Marko Vovtchok

Paris est une ville abondamment commentée, louée et décriée, au fil des siècles. Décrire Paris est même devenu un genre en soi[25]. À la lecture de divers témoignages à travers les siècles, on voit défiler la ville, mais on apprend aussi beaucoup sur les auteurs, tant il est vrai que notre perception reflète notre monde et nos préoccupations, nos visions et nos intentions.

Quelle image de la ville donne Marko Vovtchok, elle qui s’est faite connaître comme une grande dénonciatrice de la vilénie des possédants et la défenderesse des gens humbles qui, dans ses œuvres sont dotés de belles âmes et de bons caractères. On retrouve dans les Lettres de Paris de Marko Vovtchok le prolongement de ses écrits. La magnifique ville, source d’inspirations de tant d’écrivains n’a pas dévié l’auteur de ce qu’elle considérait, elle, comme devoir d’écrivain : dénoncer et défendre.

Des douze Lettres de Paris connues, seulement neuf sont consacrées à la capitale française, ce que les intitulés indiquent clairement : La ville ; La parisienne ; Deux procès : empoisonnement, vol ; Une jeune fille de ma connaissance ; Morgue ; Fête pour enfants. Nouvelle an. Bœuf gras ; Certains marchés ; Cimetière du Père Lachaise ; Établissement pour enfants aveugles et sourds-muets ; Les concerts du grand carême. Messes et prêches. Célébration du vendredi saint ; et trois autres parlent des environs : La foire dans la bourgade de Neuilly ; Compiègne, Pierrefonds et les environs ; Chantilly et sa fête. Les villages environnants.

Marko Vovtchok n’entendant pas se limiter à Paris – preuve supplémentaire que la ville en elle-même n’était pas son objectif – indiquait dans sa correspondance qu’elle serait bien allée à Orléans, en Normandie, en Bretagne et même en Auvergne, mais devait se contenter des villes plus proches faute d’argent[26].

Les adresses successives, les visites et les rencontres impacteront sur les sujets des Lettres, qui ne semblent pas obéir à une logique claire et précise. Il est en revanche évident que les sujets sélectionnés sont intentionnels. Elle ne parle pas de tous les endroits qu’elle a visités (elle s’est bien rendue au Louvre, mais les sculptures antiques ont dû lui paraître de peu d’utilité), et elle ne court pas après une image exhaustive de Paris : pas un mot sur les théâtres, la beauté des Champs-Élysées ou Notre-Dame, déjà rendue célèbre par Victor Hugo et qu’on rencontre souvent dans les témoignages de cette époque.

Quelle influence devait avoir sur elle l’atmosphère parisienne ? On ne dispose d’aucune référence dans ses écrits privés sur ses lectures et ses fréquentations françaises (y en a-t-il eu ?). Son éditeur Pierre-Jules Hetzel est certes républicain et progressiste, mais il a refusé ses Récits populaires. Prosper Mérimée, qui en a eu connaissance grâce à Tourgueniev, en était révulsé : il a trouvé les écrits de Marko Vovtchok « bien tristes », des «histoires atroces», de nature à justifier les révoltes et à éprouver « le besoin de rôtir à petit feu un pan ou deux ». Si le réalisme chemine déjà avec assurance sur la scène littéraire parisienne, le romantisme n’est pas encore mort. Victor Hugo, rédige pratiquement à la même époque, en 1866, son Éloge de Paris – une véritable ode à la ville – « où les peuples viennent s’incorporer à la civilisation » et qu’il présente comme la future capitale de l’Europe[27].

Marko Vovtchok adopte un style réaliste voire naturaliste pour parler de la ville. Elle suit en cela le développement littéraire de son époque, puisant son inspiration dans l’entourage de ses nouveaux amis russes de l’école naturaliste – son rapprochement à cette époque avec Sovremennik ne doit pas être oublié – mais aussi dans ses traductions (elle traduit, entre autre, à cette époque Darwin). On retrouve dans les Lettres les accents de L’Assommoir et on est tenté de se demander pourquoi elle n’a pas croisé, semble-t-il, Zola, alors qu’il éditait pratiquement à la même époque, en 1864, son premier texte chez Hetzel.

Les critiques s’accordent à dire que c’est sous l’influence de Tourgueniev que Marko Vovtchok a quitté la prose sur la vie des paysans et du village pour se consacrer à la description du milieu de la petite noblesse, essentiellement de province. Le changement devait commençait à s’opérer précisément lors de ce premier séjour parisien dont datent les premières observations des Lettres, au cours des longues discussions avec Tourgueniev : ils se voyaient une fois par semaine lors des déjeuners qui pouvaient se prolonger jusqu’à minuit, et, à certaines périodes ils se voyaient même tous les jours. À cette époque elle est également très liée à Herzen – sans doute une autre grande source d’influence, sans parler de Passek et de Dobrolubov.

Dans les Lettres, elle ne cache plus sa plume comme dans les Récits populaires, abandonnant la narration à la première personne. Au centre, cependant, on retrouve toujours le plus souvent la femme, dont elle décrit la condition dans l’esprit naturaliste.

Il est indéniable que les Lettres de Paris s’attachent à refléter les contrastes de Paris, entre la richesse et la pauvreté, l’injustice flagrante entre les possédants, les êtres sans coeur et les pauvres travailleurs qui peinent à joindre les deux bouts. La plume de Marko Vovtchok reste fidèle à son style, affublant les riches des traits de caractère et du physique désavantageux et dotant les gens du peuple des traits avenants et d’un physique agréable, cherchant à susciter la sympathie sinon l’admiration, comme dans le récit Deux procès (un clin d’œil à Herzen ?), où une malheureuse couturière qui a cousu une robe pour son enfant des coupons de tissu restés d’une commande, est trainée au tribunal par la propriétaire, forcément hideuse. Cependant, comparativement à ses Récits populaires, la plume est déjà plus incisive, se rapprochant des naturalistes, avec de très minutieuses descriptions bien réalistes de la ville et des personnes.

Il n’y a pas de tableau innocent ou de nature idyllique, sans qu’il ne soit immédiatement contrebalancé avec un pauvre hère, une remarque ou plutôt des constatations que l’auteur égrène dressant, tout comme dans les Récits populaires, des esquisses des portraits ou des destins. On croise sur ces pages des lorettes et des fleuristes, des dentelières et des servantes, des petites ouvrières et des paysannes.

Le malheur est partout : la majesté de Chantilly est tempérée par une réflexion sur la misère de la campagne environnante[28], suivi de description d’une vieille dentelière usée par le travail, toutes ces créations qu’elle n’a jamais portées. À Pierrefonds, après une critique voilée du projet de construction de Napoléon III, elle revient de nouveau vers le peuple, avec une paysanne, des ouvriers, un mendiant, opposés à un prêtre, aux joues bien rouges[29].

Lorsqu’elle parle des églises, c’est pour donner une image peu flatteuse du clergé et apprendre qu’il y a des églises des riches (Saint-Germain) et des églises des pauvres (Saint-Julien le Pauvre). Lorsqu’elle parle de concert de l’orchestre Pasdeloup – difficile d’y voir un fruit de hasard – c’est pour observer la foule et les mesquineries hypocrites de la société.

L’intention pédagogique est patente, jusqu’aux dialogues inventés et présentés comme des scènes bien réelles[30]. Le choix même de la Morgue comme sujet d’une des Lettres, en dit long sur l’image et le message que l’auteur cherche à passer.

Avec ses Lettres de Paris, Marko Vovtchok poursuit le développement des essais-réportages en tant que genre à la fois littéraire et journalistique en Russie, et peut être considérée comme une des fondatrices de ce genre en langue ukrainienne, absent jusque là en raison du manque de titres de presse en ukrainien et dont le développement restait encore à faire.

Dans ses observations, Marko Vovtchok se rapproche de l’auteur à laquelle on la compare toujours, alors même qu’elles ne se sont jamais rencontrées, malgré les nombreuses raisons et occasions qui auraient pu ou dû les mettre l’une en face de l’autre.

Есть что-то бедного, несчастного человека закруживающее, как в водовороте, и раздражающее в этом блестящем, живом, грешном и бездомном городе Париже. Чья-нибудь отчаянная душа, пробегающая по нем, видит повсюду мелькающие яркие огни, отворенные кафе, театры, где шумные толпы волнуются, –между этим всем, хоть целы силы и здоровье и живут все чувства, она совершенно теряется; почти так же потеряется и в огромной какой-нибудь больнице, куда попадет, бессильный и слабый между сотнями незнакомых больных, –одинокое, нестерпимое отчаяние нападает, какая-то особенная жажда успокоенья и всему конца…


Notes :

[1]. George Sand, « Coup d’œil général sur Paris », dans Le Diable à Paris. Paris et les Parisiens, fac-similé de l’édition de P.-J. Hetzel de 1845, Collection capitale, 1992, p. 34.

[2]. Le journal a également édité des tirés à part de certains récits. Certains extraits des Lettres ont été publiés dans le second volume des œuvres de Marko Vovtchok, chez l’éditeur Zvonarev en 1870.

[3]. П. КРОПОТКИН, Идеалы и действительность в русской литературе. Курс лекций.

[4]. Tchernychevski écrivait en 1889 : « J’ai beaucoup d’estime pour son talent ; à mon avis elle était la plus talentueuse de nos belletristes de l’époque post-gogolienne. N’ayant toutefois pas de position personnelle importante, telles que l’avaient Tourgueniev, le comte Tolstoï, elle n’avait pas d’amitié personnelle et proche avec les journalistes, comme Gontcharov et Dostoïevski (au début de sa carrière, lorsque la réputation de Dostoïevski a été faite). Peut-être que c’est pour cela qu’elle a été moins encensée que les autres. » (Lettre à I. Barychev, le 22 janvier 1889.)

[5]. Leskov en était, du moins, certain.

[6]. Три долі: Марко Вовчок в українській, російській та французькій літературі. Київ, 2002 ; В. Агеєва, Жіночий простір. Феміністичний дискурс українського модернізму, Київ, 2008.

[7]. Entre autres, des auteurs ou militants féministes (Un mariage scandaleux d’André Léo ou The Subjection of Women de John Stuart Mill) ou des œuvres contenant une critique sociale (Histoire d’un paysan d’Erckmann-Chatrian (titre russe) et The True history of a little ragamuffin de James Greenwood). À l’occasion de sa tentative de créer une édition où travailleraient les femmes, la police secrète établit une note à son sujet : « … en littérature, s’identifie avec la ligne progressiste et démocratique et n’est pas opposée à défendre l’émancipation féminine ; en privé, a des penchants aristocratiques et n’est pas dépourvue de suffisance… » (Б. Б. ЛОБАЧ-ЖУЧЕНКО, Літопис життя і творчості Марка Вовчка, Київ, 1969, p. 197.)

[8]. Domontovytch, Viktor (Petrov), (1894-1969), homme de lettres ukrainien. C’est à lui aussi qu’appartient une autre formule à son sujet : « le Mozart des relations amoureuses ». Voir in Три долі…, op. cit.

[9]. La maison existe toujours.

[10]. Lettre du 19 novembre 1860. Б. Б. ЛОБАЧ-ЖУЧЕНКО, Літопис…, op. cit., p. 96.

[11]. Lettre du 1er décembre 1860, Ibid., p. 97.

[12]. Ibid., p. 99-102.

[13]. Ibid., p. 98-128.

[14]. Марко Вовчок - О. В. Маркович, 12-15 (24-27) серпня 1861, Париж. Листи Марка Вовчка, том І, Київ, 1984, p. 127. Elle a obtenu en 1857 une autorisation pour enseigner aux enfants. Ibid., p. 328.

[15]. Mme de Boismont –Mme Markovitch, Paris, 29 septembre 1869. Листи до Марка Вовчка, том І, Київ, 1979, ст. 351.

[16]. Voir Листи до Марка Вовчка…, op.cit.

[17]. « … Je suis à Paris depuis bientôt deux mois et je ne prévois pas encore le moment où cette ville perdra pour moi son intérêt, et cette vie son charme. Je suis d’une ignorance crasse, nulle part je ne l’ai senti autant qu’ici. Donc, ne serait-ce qu’à cause de cela, je puis être content et satisfait de ma vie à Paris, d’autant plus qu’ici aussi je sens que cette ignorance n’est pas irrémédiable. Et puis les jouissances de l’art, le Louvre, Versailles, le Conservatoire, les concerts, le théâtre, les cours du Collège de France et de la Sorbonne, et surtout une liberté sociale dont je n’avais même pas idée en Russie… » (Léon Tolstoï- V. Botkine, Paris, 24-25 mars (5-6 avril) 1857 dans Léon Tolstoï, Lettres I, 1828-1879. Édition établie par Reginald Frank Christian. Traduites du russe par Bernadette Du Crest, Gallimard, 1986.)

[18]. « … Paris est la ville la plus ennuyeuse qui soit et, s’il ne s’y trouvait tant de choses par trop remarquables, vrai, on pourrait y périr d’ennui. Les Français, ma parole, sont un peuple à vous donner la nausée… (…) Le Français est tranquille, honnête, poli mais faux, et l’argent est pour lui tout. Pas le moindre idéal. Pas de conviction, mais si n’était que cela : ne lui demandez pas même de réfléchir… (…) Viendrez-vous à Paris ? Notez qu’il ne vaut pas d’y venir pour trois jours, mais qu’y consacrer deux semaines, si vous n’y êtes que touriste, vous ennuiera. On peut y venir pour affaires. Il y a beaucoup à voir, à étudier. Je dois encore y séjourner quelque temps et je veux m’employer, sans perdre un instant, à visiter la ville et à l’étudier, autant que faire se peut pour le simple touriste que je suis. Je ne sais si j’écrirai quelque chose. Si j’en ai très envie, pourquoi ne pas écrire sur Paris ? Seulement voilà le malheur : je n’ai pas de temps non plus. Pour une lettre de l’étranger digne de ce nom, il faut trois jours de labeur. Or, où prendre ces trois jours ? Nous verrons bien. » (Fedor Dostoïevski- N. Strakhov, 26 juin (8 juillet) 1862, dans Fedor Dostoïevski, Correspondance, t. I, 1832-1864, édition présentée et annotée par Jacques Catteau, traduction d’Anne Coldefy-Faucard, Bartillat, 1998. Dostoïevski finira par écrire quelques pages satiriques sur ce séjour parisien. Ibid.)

[19]. Marko Vovtchok aurait rédigé des Lettres d’Italie à la suite de son voyage à Rome et à Naples en mars-juillet 1861. Toutefois, ces Lettres ne sont pas parvenues jusqu’à nos jours : il n’en existe que des notes ses archives et aucune publication n’en est connue (Марко Вовчок - Ф. В. Волховський, 16 (28) березня 1866, Неї. Листи Марка Вовчка…, op. cit., p. 166). Il est raisonnable de supposer que les Lettres d’Italie n’ont jamais été écrites (Б. Б. Лобач-Жученко, Літопис…, op. cit., p. 155). Cependant, un nombre important de lettres de sa correspondances, où une grande part est consacrée à ses impressions et à la description des monuments et des habitants (notamment les lettres adressées à Chevtchenko), montrent que leur teneur dans son esprit ne devait pas différer des Lettres de Paris, aussi anticléricales et au regard social incisif.

[20]. С. В. Єшевський - Марко Вовчок, 27 лютого (11 березня) 1864, Москва. Листи до Марка Вовчка…, op. cit., p. 185.

[21]. Cité dans : О. ЗАСЕНКО, Марко Вовчок. Життя, творчість, місце в історії літератури, Київ, 1964, р. 90.

[22]. В. Дудко, « Марко Вовчок в журналі “Основа”: реаліі і міфи », http://www.nbuv.gov.ua/portal/Soc_Gum/Sldt/2007_3/1.pdf

[23]. Le journal Meta, organe de presse des narodovtsi était publié à Lviv de 1863 à 1864 comme un mensuel littéraire et politique et, entre mars et novembre 1865, il a existé comme un bihebdomadaire. (Енциклопедія українознавства, т. 4, ст. 1521.)

[24]. Т. Гаупт, « Перекладацька діяльність Марка Вовчка в контексті українсько-російських літературних взаємин », http://www.nbuv.gov.ua/portal/soc_gum/Us/2007-2008_8-9/23Ukrstud89_Haupt.pdf

[25]. Je vous écris de Paris. De Pétrarque à Jack Kerwac, portrait d’une ville en toutes lettres, anthologie rassemblée et présentée par François Escaig, Parigramme, 2009, p. 9.

[26]. Марко Вовчок - С. В. Єшевський, 25 липня (6 серпня) 1864, Неї. Листи Марка Вовчка…, op. cit., p. 154. On ignore combien elle a été payée pour la publication des Lettres, mais en juillet 1864, elle attendait toujours le cachet pour les textes publiés entre février et juin 1864 : Листи Марка Вовчка…, op. cit., p. 151.

[27]. Voir une des dernières publications : V. Hugo, Éloge de Paris, Magellan Cie, 2010.

[28]. « Должно быть, мало есть на свете более однообразного, менее привлекательного чем здешние деревни. Пусто в них, мертво, неприветливо, нечисто на вид. Лето, тепло, а на улице почти не растет трава, пыльно; цветов очень мало и скудно цветут они в горшках на чьем-нибудь окошечке. »

[29]. « По дороге в Pierrefonds встретилась крестьянка бедно одетая. Одежда почти та же, что крестьянская русская: белая рубашка, юбка, на голове повязан платок, вместо лаптей на ногах тяжелые сабо –сама маленького роста с худеньким, морщинистым лицом. Дальше встретились еще женщина и двое мужчин –все трое работали над складкою мелкого камня при дороге. Потом попался священник навстречу: он возвращался с рыбной ловли откуда-то и был румян и доволен на вид. У самого въезда в Pierrefonds под развесистым деревом сидела калека, прося милостыню. »

[30]. « Странно одно выходит, заметила мне парижанка, –Все проповедники эти у нас руками и глазами показывают на небо, мольбами стремятся только на небо, а их никак не можеш отделить от земли грешной и земных благ. О ком из них не помыслишь, все они так и толпятся по земле. Одни краснощекие и тучные, представляются лукавыми и улыбающимися за роскошными явствами и питиями; другие, испитые и мрачные, представляются жаждущими власти да могущества, силы да денег. »

Pour citer cet article

I. Dmytrychyn, « Marko Vovtchok et ses Lettres de Paris », Les femmes créatrices en Russie, du XVIIIe siècle à la fin de l'âge d'Argent, journée d'études organisée à l'ENS de Lyon par Isabelle Desprès et Evelyne Enderlein, le 9 novembre 2012. [En ligne], ENS de Lyon, mis en ligne le 11 novembre 2013. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article367