Être femme et sculpteur en Russie (1870-1917)

Nicolas LAURENT

Université Paris X - Nanterre, équipe H-MOD




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Mots-clés : sculpture, formation, exposition, Académie, Dillon, Golubkina.

Plan de l’article



Texte intégral


Introduction

La sculpture, au même titre sans doute que l’architecture, est un art qui a longtemps été considéré comme bien éloigné des compétences féminines : jugé physique et, partant, viril, il ne laisserait que peu de place aux femmes. Et cela a des conséquences dans les faits : il n’existe pour ainsi dire pas de femme sculpteur en Russie avant les années 1870. On a tendance à considérer Maria Dillon (1858-1932) comme la première femme sculpteur en Russie, et même si ce point mérite d’être nuancé, l’apparition des femmes dans la sphère professionnelle de la sculpture date effectivement de cette période, qui va s’illustrer par l’apparition des grands artistes participant du renouveau de la sculpture russe, parmi lesquels Anna Goloubkina tient une place majeure. La présente étude s’en tiendra donc à un cadre chronologique restreint, qui s’étend des années 1870 à l’éclatement de la révolution de 1917, dans la mesure où les activités artistiques, notamment les expositions, se poursuivent même après 1914.

Mais avant toute chose, il convient de rappeler une donnée méthodologique évidente : lorsqu’il s’agit de parler des femmes dans un secteur de la société, il convient de parler aussi des hommes, au moins en creux, dans la mesure où tout élément présenté comme spécifique aux femmes doit être remis en perspective avec la situation globale, pour distinguer justement ce qui est particulier aux femmes de ce qui est le lot commun des sculpteurs de cette période. Il sera donc question, partiellement, de comparaisons entre les pratiques des représentants des deux sexes dans le domaine de la sculpture. Il conviendrait également, afin que l’étude soit plus pertinente et large, de pouvoir mettre en relation les conclusions d’un regard porté sur les femmes sculpteurs avec les données concernant leurs consœurs artistes peintres : malheureusement, à ce jour aucune étude d’ensemble n’a été menée dans ce secteur, eu égard, sans doute, au caractère extrêmement important du nombre d’individus à considérer. On s’en tiendra donc, pour ce qui nous concerne, au domaine de la sculpture.

L’approche qui va être utilisée est largement quantitative, pour deux raisons principalement. D’une part, des monographies des femmes sculpteurs les plus importantes de la période existent déjà, récentes pour la plupart, concernant Anna Goloubkina, Maria Dillon, Nadejda Krandievskaïa, Vera Moukhina, et elles ont éclairé les apports particuliers de ces femmes en tant qu’artistes dans leur temps. D’autre part, il a semblé utile de dresser une sorte de tableau général de la situation des femmes sculpteurs en Russie, en tentant de les dénombrer et de cerner leurs activités le plus précisément possible, pour pouvoir ensuite considérer la production particulière de l’une ou l’autre d’entre elles à l’aune de ces informations, permettant notamment de déterminer quelle est la mesure de l’originalité ou, au contraire, de la « norme », au sein de la carrière de celle-ci.

Pour ce faire, les sources de ce travail ont été de deux sortes. Premièrement, en ce qui concerne la formation professionnelle des femmes sculpteurs, c’est-à-dire leur formation artistique, il faut se tourner vers les listes d’élèves des différentes institutions susceptibles de l’avoir promulguée, parmi lesquelles, bien sûr, figure l’Académie impériale des Beaux-Arts, mais aussi l’Institut Stieglitz à Saint-Pétersbourg, et pour Moscou, l’École de peinture, sculpture et architecture et l’Institut Stroganov[1]. La liste des femmes ayant désiré recevoir une formation en sculpture en Russie entre 1870 et 1917 pourra donc être mise en relation avec celles ayant prolongé leur activité dans ce domaine en entamant une carrière de production, ce que nous avons choisi de montrer à travers les œuvres qu’elles exposent dans les différents salons des capitales impériales : les catalogues de ces dernières fournissent la deuxième source fondamentale à cette étude, puisqu’ils nous renseignent sur les lieux, les milieux dans lesquels elles évoluent, et le genre d’art qu’elles donnent à voir comme démonstration de leur talent. La liste des expositions artistiques en Russie fut très importante entre 1870 et 1914 : une grande majorité des catalogues ont été trouvés, mais beaucoup manquent encore à notre recensement, si bien que, sans pour autant remettre en cause les conclusions générales tirées de leur étude, il convient de souligner, en ce qui concerne les détails notamment chiffrés, qu’ils ne constituent pour le moment qu’un état temporaire des connaissances, destiné à être affiné par des recherches ultérieures en Russie.

Devenir sculpteur

Relativement à ce qui pouvait être la situation par exemple en France, le nombre des femmes formées à la sculpture ou destinées à cette carrière en Russie est assez ténu. Deux chiffres généraux illustreront cet état de fait : trente-six femmes seulement exposent au moins une fois une œuvre sculptée dans une exposition artistique sur le territoire de l’Empire russe. Parallèlement, on a pour le moment trouvé trace de trente-quatre femmes dans les différents lieux de formation, les noms se recoupant partiellement (toutes les femmes ayant reçu une formation à la sculpture n’exposent pas par la suite, et toutes les femmes qui ont exposé n’ont pas suivi ces formations, ou du moins n’ont pas encore été retrouvées dans les listes d’élèves au cours des recherches menées). Ces chiffres sont assez faibles, mais ils doivent être rapportés au nombre total des sculpteurs de la même période, qui est de deux cent dix individus répertoriés à ce jour, population relativement faible en nombre absolu par rapport au reste des pays européens. Cette faiblesse quantitative pourra être aussi le moyen d’une étude précise du groupe des femmes sculpteurs, permettant de varier les échelles dans l’appréhension d’un individu par rapport à son groupe. Pour prendre les choses dans l’ordre, il sera question tout d’abord de la formation des femmes sculpteurs en Russie, puis de leur carrière à travers les expositions et les différents débouchés de carrière.

L’Académie impériale des arts

Paradoxalement, les femmes ont eu plus tôt qu’en France la possibilité de s’inscrire dans les écoles d’art, en particulier à l’Académie impériale des Arts de Saint-Pétersbourg.

Je n’étonnerai personne en disant que les femmes sont exclues de l’école des Beaux-Arts comme elles le sont de presque partout. On les admet pourtant à l’école de médecine, pourquoi pas à l’école des Beaux-Arts ? Mystère. On craint peut-être les esclandres que provoquerait l’élément féminin dans ce milieu de scies légendaire ? Mais il n’y aurait qu’à faire comme en Russie ou en Suède, séparer les ateliers où l’on travaille d’après le modèle et ne réunir tous les élèves que pour le cours[2].

Cette citation, signée d’une certaine Pauline Orell, est en réalité de la plume de Marie Bachkirtseff, qui connaissait les deux systèmes, et montre bien la situation en Russie, c’est-à-dire la possibilité qui est offerte aux femmes de se former dans le centre le plus prestigieux de l’art russe. Elles ont même le droit de dessiner d’après nature sur modèle masculin, comme semblent nous l’indiquer certains dessins de Maria Dillon[3]. Elles doivent néanmoins se plier à quelques règles spécifiques, dont elles ont signé formellement la formulation en entrant à l’école, en témoigne ce document signé par Adèle Verner en 1884, année de son entrée dans les classes de l’Académie :

Je, soussignée A. Verner, atteste auprès de la direction de l’Académie impériale des arts, que j’ai pris connaissance 1) de toutes les règles liées à la présence d’individus de sexe féminin à l’Académie 2) des règles établies dans l’Académie et 3) que je m’engage à respecter les unes comme les autres sans observation[4].

Les femmes étaient donc admises à l’Académie sous condition, et cela n’allait pas tarder aussi à être le cas à l’École de peinture, sculpture et architecture de Moscou, où elles pouvaient être admises à partir de 1896 comme auditrices libres, mais ne pouvaient recevoir le titre d’élèves à part entière qu’après avoir passé leur examen de sciences[5].

La première femme à avoir étudié à l’Académie n’est pas Marie Dillon en 1879, mais une certaine Vera Bezpaltseva, entrée 1874, qui reçoit le grade d’artiste hors classe, sorte de distinction de fin d’études, en 1884, ce qui correspond à une durée d’études tout à fait normale pour un sculpteur. Elle n’exposera pas par la suite, et se redirigera, comme beaucoup d’artistes sans débouchés de carrière, vers un poste de professeur de dessin en école moyenne. Maria Dillon vient ensuite, étudie à l’Académie jusqu’en 1888 et elle obtient le grade d’artiste classe de 2nd degré[6], qui sera longtemps le plus haut décerné à une femme ; le titre d’artiste de 1er degré et la grande médaille d’or qui l’accompagnait généralement donnaient en effet droit à devenir pensionnaire de l’académie à l’étranger, et la première femme qui atteignit ce niveau, Maria Strakhovskaïa, y parvient seulement en 1914[7].

Le nombre de femmes étudiant la sculpture à l’Académie, à partir de l’entrée en son sein de la première d’entre elles en 1874, ne semble pas cependant subir une augmentation exponentielle au cours du temps. Elles ne sont jamais plus de trois ou quatre chaque année à être inscrites. Si l’on considère les cinq dernières années de chaque décennie, en comparant le nombre de femmes étudiant la sculpture (élèves et auditeurs libres) durant cette période avec le nombre d’hommes, on arrive à des résultats qui, en termes proportionnels, ne varient pas du tout au tout : 2 femmes sur 15 étudiants dans la période 1875-1899, 4 sur 13 pour 1885-1889, 2 sur 9 pour 1895-1899, et 4 sur 16 pour 1905-1909. Ni régularité ni appel d’air ne sont à constater. En tout et pour tout, 17 femmes ont étudié à l’Académie, à mettre en relation avec les 69 hommes ayant fait de même. Gardons-nous toutefois d’en tirer des conclusions hâtives, sur une prétendue désaffection des femmes pour l’étude de la sculpture.

Il faut avant tout rappeler que l’enseignement à l’Académie des arts avait largement été bouleversé dans son organisation par l’arrivée dans son corps enseignant des artistes Ambulants, à la tête desquels se trouvait Ilia Répine, au milieu des années 1890. Une des manifestations concrètes de ces changements fut l’apparition d’ateliers propres à chaque professeur, où l’entrée était autorisée non seulement aux élèves et auditeurs libres de l’Académie elle-même, mais à beaucoup d’autres sur demande, sous réserve d’acceptation de la part du professeur. Or, si l’on en croit les listes d’inscriptions à ces ateliers, par exemple pour l’année 1906-1907, la proportion de femmes est beaucoup plus élevée : elles sont 8 sur 16 dans l’atelier du professeur Ilia Guintsbourg, 10 sur 15 dans celui de Malychev, 8 sur 10 dans celui de Leonid Chervoud[8] ! Si cette forte proportion de femmes dans les ateliers ne doit pas être sur-interprétée, on peut cependant en tirer quelques conclusions : les femmes ne semblent pas être rebutées a priori par le métier de sculpteur, et le manifestent en s’inscrivant dans les cours qui leur sont rendus accessibles, même si, pour le cas des ateliers, il est palpable que le dilettantisme tient aussi une grande place dans ce mouvement général. C’est pourquoi il a été jugé préférable de laisser de côté, pour la présente étude, le cas des femmes étudiant dans les locaux de l’Académie, mais sans aucun caractère officiel. On peut cependant émettre l’hypothèse que, malgré ces velléités dans le domaine de la sculpture, les femmes sont difficilement acceptées dans le sérail académique, ou peut-être se brident-elles elles-mêmes devant les portes de cette prestigieuse institution, ce qui pourrait en avoir poussé un grand nombre à s’inscrire, en désespoir de cause, dans la formation parallèle offerte par les ateliers.

Les autres formations possibles

Elles sont moins nombreuses, en apparence, à l’École de peinture, sculpture et architecture de Moscou, où, à vrai dire, les hommes sont en tout aussi faible effectif[9]. Neuf femmes y sont passées[10] : la première, comme évoqué plus haut, est Anna Goloubkina. La seule autre artiste qui connaîtra une carrière remarquable après 1917 est Nadejda Krandievskaïa. A part cette autre voie quasi-officielle, on sait que deux femmes, futures élèves de Rodin et Bourdelle à Paris, reçoivent une éducation artistique à l’École de dessin de la Société impériale d’encouragement des arts sise à Saint-Pétersbourg[11]. Une seule passe par l’Institut Stroganov de Moscou, où enseignent des sculpteurs reconnus. Enfin, une alternative à ces différentes écoles est d’apprendre le métier de sculpteurs dans des ateliers privés, spécialisés ou non. Ainsi trois femmes suivent les cours de l’atelier de Sinitsyna à Moscou, dont la célèbre Vera Moukhina[12]. Il est par ailleurs assez difficile de déterminer si beaucoup de femmes ont été formées au sein de ces ateliers privés, même si on sait par différentes sources que cela fut le cas : une photographie d’archives représente l’atelier de Maria Dillon dans les années 1890, où deux élèves de sexe féminin figurent à ses côtés[13] ; peut-être les portes de cet atelier leur avaient-elles paru plus ouvertes que d’autres ? Ou bien Maria Dillon avait-elle senti la nécessité d’un outil de formation pour des jeunes femmes en demande ? Autant de questions difficiles à élucider. Mais la présence de femmes dans les ateliers privés peut être une explication de la différence que l’on observe entre les listes d’élèves des principales institutions artistiques dont on a parlé, et celle des artistes qui exposent des œuvres sculptées dans la période 1870-1917.

En effet, sur les trente et une femmes qui sont dans ce dernier cas, seules seize ont été recensées dans ces institutions : dix sont liées, d’une façon ou d’une autre (comme élèves, auditrices libres ou simple sociétaires) à l’Académie impériale des arts, trois à l’École de Moscou, une à la Société d’encouragement des arts (la seule qui exposera à la Société des expositions artistiques ambulantes) ; une d’entre elles, Elena Antokolskaïa, formée de façon officieuse dans l’atelier d’Ilia Guintsbourg, professeur à l’Académie, est la nièce du grand sculpteur Mark Antokolski, lui-même maître de Guintsbourg. Enfin, détail savoureux, on constate dans certaines expositions de l’Académie la présence d’une certaine Micheva qui en réalité n’est autre que l’épouse du professeur de sculpture et recteur de l’Académie Vladimir Beklemichev, qui a déguisé en partie son nom de famille par trop connu.

Les deux derniers exemples fournis montrent qu’il existe une certaine influence du milieu social ou familial dans la détermination d’une vocation en ce qui concerne les femmes sculpteurs. En effet, outre Micheva et Elena Antokolskaïa, un certain nombre de sources nous indiquent qu’elles ne sortent pas de n’importe quel environnement de société ou de réseaux. Pour ce qui concerne par exemple les élèves et auditrices libres de l’Académie impériale des Beaux-Arts sur lesquelles il existe des informations dans leur dossier individuel, on ne trouve aucune femme issue des classes populaires, fille d’ouvriers ou de paysans. Nous trouvons parmi elles une fille d’un notaire de Kiev (Anna Kriouguer[14]), deux filles d’assesseurs de collège (Zinaïda Marina[15] et Tatiana Viskovatova[16]), trois filles de conseillers d’état (Anna Konstantinova[17], Adèle Verner[18], Maria Strakhovskaïa[19]), une fille de général-major (Olga Arbouzova[20]). Et outre Elena Antokolskaïa et Micheva, trois sont liées par leur famille à des réseaux artistiques ou littéraires : Natalia Guippious[21], fille de conseiller de cour, est la sœur de la célèbre poétesse, Vera Stein est fille d’un professeur du conservatoire, et Jozefina Polonskaïa n’est autre que l’épouse du poète Iakov Polonsky.

Les autres femmes sculpteurs qui nous sont connues précisément, mais qui n’ont pas étudié à l’Académie, ne diffèrent pas vraiment de ces schémas : Nadejda Krandievskaïa est née de l’union d’un éditeur et d’une femme écrivain, son frère Vsevolod étant également littérateur[22]. Sarra Lebedeva, qui fera carrière dans la période soviétique, est décrite par son biographe comme appartenant à l’élite intellectuelle aisée, qui lui permet de recevoir son éducation première à domicile[23]. Il sera question à la fin de cet article de deux artistes importantes qui font exception : Anna Goloubkina et Maria Dillon.

Une forme de parcours artistique : les femmes sculpteurs dans les expositions

Au commencement étaient les expositions de l’Académie

Les premières femmes ont exposé des œuvres sculptées autour des années 1870, mais encore assez modestement, dans le cadre des expositions annuelles de l’Académie impériale des arts de Saint-Pétersbourg. La première à exposer est Maria Annenkova qui, dès 1868, présente au public une étude de tête en plâtre et un portrait en haut-relief représentant feu le général-adjudant N. N Annenkov. Des sculptures animalières sont ensuite exposées par Maria Amilakhvari en 1872 et 1873, en cire et en plâtre, avant qu’Olga Rakhmaninova ne lui emboîte le pas en 1873 et 1874 avec des poulains, eux aussi en cire. Elles ne figurent pas parmi les élèves de l’Académie, et il est à noter que la deuxième d’entre elles a été acceptée à l’exposition sur recommandation du professeur de sculpture Nikolaï Laveretski, afin d’être proposée au titre de Sociétaire honoraire libre de l’Académie[24]. Si Saint-Pétersbourg sert de cadre à l’exposition des premières sculptures de Maria Annenkova, cette dernière prend aussi part à l’exposition de la Société des Beaux-Arts d’Odessa en 1875, où elle montre un buste de Nikolaï Boukharine. Il faut attendre 1891 pour que la première œuvre sculptée par une femme soit exposée à Moscou : il s’agit d’une statue de Maria Dillon, Volupté, transportée depuis la capitale impériale pour la première version moscovite de l’exposition annuelle de la Société des artistes de Saint-Pétersbourg.

Présences féminines dans les autres lieux d’exposition

Les lieux d’exposition où apparaissent des sculptures ne sont pas si nombreux dans la Russie impériale, notamment au début des années 1870, où la quasi-totalité des sculptures sont montrées dans le cadre des expositions de l’Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg, avant que d’autres expositions ne naissent ou ne se mettent à ouvrir leurs portes à des sculpteurs. Les Ambulants organisent leurs grandes pérégrinations à partir des années 1870 mais tardent à accueillir des œuvres sculptées, et encore davantage en ce qui concerne les femmes. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1880 avec la création de diverses sociétés d’exposition comme la Société des amateurs d’art de Moscou, ou de la Société des artistes de Saint-Pétersbourg, que s’organisent des expositions alternatives, sans qu’on puisse pour autant parler de véritables « tendances » artistiques. Leur nombre augmente ensuite notamment à partir du début du nouveau siècle.

Les femmes sont diversement présentes au sein de ces structures. Si l’on prend le chiffre général sur toute la période, on compte, parmi les individus qui ont exposé au moins une fois une œuvre sculptée pendant la période 1870-1917 à l’intérieur de l’Empire russe, 35 femmes et 176 hommes ; au total ce sont 3 039 œuvres sculptées qui ont été exposées[25].

Contrairement à ce que l’on a pu constater pour les femmes étudiant à l’Académie, à savoir une évolution très faible des effectifs au cours du temps, la donne change sensiblement au fil des années pour ce qui concerne la proportion du nombre d’œuvres exposées par des femmes dans les différentes expositions. Ainsi, sur la période 1870-1890, 722 œuvres sont exposées par des femmes, soit 4,5 %. Au cours de la décennie suivante, on arrive à 12,7 %, puis entre 1901 et 1910 à 17,3 %. Enfin, pour les années 1911-1917, la proportion atteint quasiment un cinquième (19,5 %). Ainsi, on le voit, la part des femmes sculpteurs au cœur des expositions artistiques tend à progresser considérablement, ce qui est dû en partie à des artistes prolifiques, mais pas seulement : leur nombre tend tout simplement à s’accroître.

Les expositions qui accueillent le plus grand nombre de femmes sont d’abord celles de l’Académie, puisque 17 femmes y exposent, mais cela est à mettre en relation avec le nombre total de participants, qui, s’élevant à 120 individus, fait de l’Académie le lieu principal d’exposition d’œuvres d’art, et en particulier de sculptures. Suit, en nombre absolu, la Société des artistes de Saint-Pétersbourg, qui accueille 6 femmes qui, entre 1890 et 1917, exposent ainsi 58 œuvres sculptées, sur 210 que compteront les manifestations annuelles de cette société : c’est, en proportion, l’organisation qui accueille le plus de femmes au total, sachant que ces chiffres sont essentiellement dus à Maria Dillon, qui y contribue pour plus de la moitié. L’Union des artistes russes (1904-1917), la Société des expositions artistiques ambulantes (née en 1871), et même le Monde de l’art, voient dans leurs expositions une présence féminine un peu plus réduite, tout comme les expositions dites de l’avant-garde à partir de 1908 qui, accueillant en leur sein peu de sculpteurs, ne montrent jamais d’œuvres réalisées par des femmes.

Nom du Salon ou de l’exposition Nombre de femmes Nombre d’hommes Taux
de femmes (%)
Académie des arts (SPB) (1870-1917) 16 99 13,9
Ambulants (1871-1917) 4 32 11,1
Union des artistes russes (1904-1917) 3 16 15,7
Ukraine (1870-1917) 3 43 7
Nouvelle société des artistes (SPB) (1903-1917) 0 6 0
Le Monde de l’art (1898-1906 / 1911-1917) 2 14 12,5
Société des artistes de SPB (1890-1917) 6 37 14
Expositions personnelles 1 6 16.7
Autres 11 88 12,5
Total 35[26] 211 15

Nom du Salon ou de l’exposition Nombre d’œuvres exposées par des femmes Nombre d’œuvres exposées par des hommes Taux d’œuvres exposées par des femmes (%)
Académie des arts (SPB) (1870-1917) 159 689 18,8
Ambulants (1871-1917) 16 637 2,5
Union des artistes russes (1904-1917) 22 165 11,8
Ukraine (1870-1917) 8 236 3,3
Nouvelle société des artistes (SPB) (1903-1917) 0 42 0
Le Monde de l’art (1898-1906 / 1911-1917) 15 114 11,6
Société des artistes de SPB (1890-1917) 58 152 27,6
Expositions personnelles 37 196 12,5
Autres 65 408 13,7
Total 380 2639 12,5

Conclusions partielles

Les conclusions qui peuvent être tirées de ces quelques données sont de diverses natures, mais elles se doivent d’être précautionneuses. D’une part, on constate que ce sont les expositions organisées par les sociétés les plus académiques, pour ne pas dire conservatrices – artistiquement s’entend – qui reçoivent en leur sein le plus de femmes ; l’Académie en reçoit le plus grand nombre, et c’est la Société des artistes de Saint-Pétersbourg qui se place juste derrière elle en terme d’œuvres et d’artistes. Or, il s’agit d’une société recrutant largement parmi les anciens élèves de l’Académie, qui se caractérisent par un style académique tardif, sans grande originalité, de l’art de salon, en quelque sorte, et qui organisait ses expositions dans le « Passage » du 42, perspective Nevski à Saint-Pétersbourg. Les sculpteurs les plus audacieux de la période s’en détournaient, mais c’était l’occasion de rencontrer un public fortuné et de se faire un nom, voire une carrière dans la difficile sphère de la sculpture. En revanche, les femmes sont absentes des expositions plus audacieuses ou novatrices.

D’autre part, on se rend compte que, dès lors que les femmes sont acceptées dans une exposition, elles peuvent y exposer beaucoup d’œuvres, autant que leurs collègues masculins. On a vu le nombre d’œuvres exposées par Maria Dillon dans le cadre de la Société des artistes pétersbourgeois, elle expose auparavant beaucoup entre les murs de l’Académie (58 œuvres, de 1884 à 1917). Adèle Verner en expose, quant à elle, non moins de 42 de 1893 à 1917. Goloubkina en montre une cinquantaine à partir de 1898 lors de diverses manifestations, et bénéficie d’une exposition personnelle en 1914-1915, ce qui est une première pour une femme, après la présentation par Ioulia Brazol de 38 de ses œuvres sculptées parmi ses autres travaux en peinture et sa collection ethnographique en 1910 ; mais cela est assez signifiant pour être remarqué, dans la mesure où les expositions personnelles en sculpture, même du côté des hommes, étaient rares : on en a pour l’instant dénombré seulement huit en tout sur toute la période étudiée. Il convient donc d’affirmer que, loin d’être découragées ou bridées par les cadres des expositions officielles, les femmes y sont largement accueillies et dans les conditions qui semblent proportionnelles à leur talent. Encore leur fallait-il être capables de passer les étapes conduisant jusqu’au moment de pouvoir prétendre à présenter ses œuvres à un jury d’exposition.

Une spécificité féminine des sujets ?

Entre les hommes et les femmes, les sujets des œuvres changent, en tout cas en proportion. Si l’on étudie par exemple la proportion des sujets traités, on s’aperçoit que sur les quelques 337 œuvres exposées par des femmes, 109 ont un thème qui inclut les femmes, les enfants ou un thème lié à la maternité[27]. Il y en a donc une proportion non négligeable. On pourra rétorquer que ce sont des thèmes communs, qui ne sont en rien spécifiques aux femmes en particulier, et qu’on aurait tort de vouloir en faire des sujets « typiquement » féminins. Ce n’est certes pas le but ici, mais si l’on est également attentif à l’importance de ces sujets parmi les œuvres exposées par des hommes, on tombe sur des proportions bien différentes. Le nombre d’œuvres exposées par des hommes étant de plus de 2 500, trop important donc pour faire un comptage exhaustif, on a préféré faire trois sondages aléatoires dans la base de données, de 337 œuvres chacun. Les deux premiers donnent un résultat de 46 œuvres relevant du même type de sujets sur 337, le dernier 62. Quel que soit le chiffre, on est presque à une proportion moitié moindre que pour les œuvres créées par des femmes. Il semble donc bien y avoir chez les femmes une spécificité marquée par la prégnance de certains sujets, comme si elles s’y cantonnaient volontairement, s’y sentant plus douées, ou plus autorisées. D’ailleurs, à l’inverse, on note une quasi absence de thème guerrier, de thèmes issus du folklore russe, ou de sujets véritablement historiques, dans les œuvres des femmes, alors qu’ils ne sont pas rares dans la production des hommes.

Il reste que les expositions, si elles donnent une image de ce que les artistes voulaient montrer de leur travail, n’en constituent pas moins une vision évidemment partielle de la production d’un artiste. Elles ne rapportent pas d’argent, ou du moins pas directement. Si l’on veut parler plus précisément de la carrière des femmes sculpteurs, il convient d’observer leur présence dans certaines branches de l’activité qui sont des débouchés majeurs pour les sculpteurs professionnels, je veux parler de la sculpture funéraire, de la sculpture monumentale et décorative. Pour tenter de distinguer quelques tendances générales relativement aux femmes dans ces secteurs, on peut se fonder sur trois ouvrages extrêmement riches qui permettent un tour d’horizon relativement exhaustif dans certains domaines, en ce qui concerne en tout cas les pratiques dans la ville de Saint-Pétersbourg.

Les femmes dans la carrière de sculpteur : quelques aperçus

Un des débouchés intéressants pour les sculpteurs est tout d’abord lié à la décoration des façades de bâtiments et de monuments dans les villes, et en cela, Saint-Pétersbourg est extrêmement riche de possibilités, surtout dans la période située dans les années 1890 jusqu’à la guerre, où les chantiers sont nombreux. Il existe un ouvrage qui recense toutes les décorations sculptées de façades de la ville de Pétersbourg, grand dictionnaire établi par Olga Krivdina et Boris Tytchinine[28] : il permet de s’apercevoir qu’aucune femme ne s’est vu confier la réalisation de sculptures décoratives de bâtiments à Saint-Pétersbourg. Ce débouché ne leur a donc absolument pas servi, même si l’on sait qu’à Moscou Anna Goloubkina a pu s’illustrer à une occasion dans ce domaine, comme nous le verrons.

Restent les secteurs traditionnellement porteurs pour les sculpteurs de talent : la sculpture funéraire et la sculpture monumentale publique. Si l’on observe la présence des femmes dans ces domaines en France, on s’aperçoit, à l’instar d’Anne Rivière dans un article révélateur, que la sculpture funéraire devient pour les femmes un débouché essentiel pour pallier leur quasi absence de la sphère de la commande de monuments publics[29]. En est-il de même pour la Russie ? on serait tenté de le penser. Mais à y regarder de plus près, les choses sont un peu différentes. Un recensement de tous les monuments réalisés dans l’empire russe avant la révolution a été dressée par Kirill Sokol dans un grand et précieux dictionnaire[30] : sur les 180 monuments publics constitués autour d’une sculpture, seuls 4 sont réalisés par des femmes, et ce sont tous des bustes. Jozefina Polonskaïa est ainsi chargée du buste de Pouchkine pour Tsarskoe Selo, ainsi que de celui d’Odessa (1888 et 1889), Maria Dillon de celui de Nikolaï Lobatchevski à Kazan (1896), et enfin Maria Strahovskaïa de celui de Koutouzov à Smolensk (1912). Le bilan est maigre, et en réalité il l’est presque autant pour la sculpture funéraire, en tout cas celle des cimetières de Saint-Pétersbourg, pour lesquels il existe un dictionnaire récent[31]. Ce dernier dénombre 38 monuments funéraires faisant intervenir la sculpture en soi, c’est-à-dire davantage que de simples motifs décoratifs. Sur ces monuments, 6 sont réalisés par des femmes, et leur liste est intéressante. Cinq sont réalisés par le même artiste, Maria Dillon : il s’agit des monuments funéraires de A. S. Arenski en 1908, K. I. Kryitski et N. S. Aroutinov en 1912, Vera Kommissarjevskaïa en 1915 puis M. Bardskaïa en 1916. La dernière, celle d’I. R. Tarkhanov, est sculptée par Elena Antokolskaïa : il s’agit de la sépulture de son mari. Quelques conclusions s’imposent : tout d’abord, seules les femmes formées à l’Académie bénéficient de commandes publiques ou relatives à l’art funéraire, ce qui n’est guère étonnant. Plus significativement, on constate que parmi les œuvres funéraires sculptées par des femmes, on trouve une tombe de femme, la célèbre comédienne Vera Kommissarjevskaïa : il est intéressant de noter que, sur les deux seules tombes honorant la mémoire de femmes dans les cimetières historiques de Saint-Pétersbourg, l’une est réalisée par une femme, sous forme, qui plus est, de statue. De la même façon, à Moscou, on sait que la sculptrice Vera Popova réalise elle aussi la tombe d’une femme, la comédienne Savitskaïa-Bourdjalova[32]. On semble donc faire appel aux femmes lorsqu’il s’agit de commander une sculpture funéraire… de femme. Enfin, la tombe sculptée par Elena Antokolskaïa n’est autre que celle de son propre mari. Il va donc sans dire que, contrairement au cas français, la sculpture funéraire n’est en aucune façon une niche pour les femmes sculpteurs en Russie.

Maria Dillon, Anna Goloubkina : deux sculptrices exceptionnelles

Des origines sociales singulières

Ce tour d’horizon général de la situation des femmes sculpteurs en Russie ne serait pas complet si l’on n’évoquait pas le cas de celles d’entre elles qui ont, d’une façon ou d’une autre, réussi dans la carrière. Si l’on peut évoquer le cas de Vera Moukhina, Sarra Lebedeva ou Nadejda Krandievskaïa comme exemples de réussite professionnelle sous l’ère soviétique, elles n’ont cependant pas connu la notoriété avant la révolution. En revanche, on peut dire que Maria Dillon et Anna Goloubkina ont bénéficié d’une reconnaissance certaine dès l’Âge d’argent. La première fut acceptée dans les cercles artistiques mondains de l’époque, bénéficia de nombreuses commandes et récompenses, avant de sombrer dans un relatif oubli après la Révolution. La seconde, éternelle impécunieuse, mais estimée par les artistes et critiques qui connaissaient son œuvre, et aussi par un certain public, a été jusqu’à aujourd’hui considérée comme un des artistes majeurs de l’Âge d’argent. Mais il est intéressant de constater à quel point ces deux femmes se détachaient, par de nombreux points de biographie, de leurs consœurs artistes.

Tout d’abord, il est frappant de constater que ces deux femmes, qui ont le plus brillamment réussi à l’époque dans l’univers de la sculpture russe, ne sont pas issues de milieux sociaux particulièrement favorisés. Maria Dillon est fille d’un petit marchand lituanien[33], tandis qu’Anna Goloubkina est issue d’une famille de cultivateurs maraîchers de la province de Riazan, bourgade de Zaraïsk, ce qui lui vaudra d’ailleurs de devoir faire face à certains sarcasmes, par exemple du très snob Sergueï Diaguilev, ainsi que le rapporte Vassili Rozanov, relatant une conversation avec ce dernier autour de 1908 à propos de l’artiste :

Qui est-ce ?

– Une paysanne ! Qui tient un potager ! Elle est maintenant partie à Paris et elle étudie, à ce qu’il semble, auprès de Rodin – enfin, auprès d’un maître connu.

– Combien coûte ce portrait en marbre ? Mille roubles, quelque chose comme ça ?

– Vous êtes fou ? Deux cents, deux cent cinquante roubles[34] !

Les problèmes pécuniaires de Goloubkina la poursuivirent toute sa vie, de ses premières hésitations à suivre les cours de l’Institut Stroganov à Moscou, car « cela coûte seulement trois roubles par an[35] », au financement de son premier voyage à Paris par la Société des amateurs d’art de Moscou[36], à qui elle demandera d’autres subsides par la suite[37]. Pour subvenir à ses besoins, elle eut recours également à une sporadique activité d’enseignement artistique, ouvrant par exemple un cours de préparation artistique avec le peintre N. P. Oulianov en 1900, ou encore dans l’école de commerce « Tsarevitch Alexeï », source de revenus délaissée à partir de 1903 car jugée trop stérilisante au niveau artistique[38]. Après la révolution de 1905, lors de laquelle l’artiste s’était gravement compromise aux yeux du pouvoir, elle se heurtera au refus des autorités de la laisser entrer dans le corps enseignant de l’École de peinture, sculpture et architecture de Moscou, bien qu’elle en ait fait la demande, ce qui provoqua, entre autres, le départ de Valentin Serov de cette institution.

Autre particularité à mettre en évidence en ce qui concerne ces deux femmes sculpteurs : leur obédience religieuse d’origine. En effet, Maria Dillon est juive. Elle est d’ailleurs la seule sculptrice juive russe à notre connaissance pour la période concernée, et cela lui vaut les difficultés habituelles à tous les artistes de cette religion en Russie : son séjour à Saint-Pétersbourg, comme dans la majeure partie des villes de l’empire à part la bordure occidentale, est soumis à autorisation des autorités, et son dossier personnel de l’Académie impériale des arts est constellé de permis de séjourner, pour elle où ses proches ; par exemple, on apprend que son père a reçu la permission de séjourner dans la capitale impériale tout au long des études de sa fille Flora au conservatoire, mais doit la faire renouveler en mai 1884 pour pouvoir rester jusqu’à la fin des études de Maria à l’Académie des arts[39]. Quant à Goloubkina, elle provient d’une famille de Vieux-Croyants[40] : mais ce qui fait sans doute sa plus grande originalité parmi ses consœurs, c’est son engagement politique, qui a parfois des implications directes dans son œuvre. Anna Goloubkina est une révolutionnaire convaincue, qui dès les années 1897 fréquente les cercles socialistes, contribue, selon ses moyens, au financement des partis, donne de sa personne lors de la révolution de 1905 au point d’être emprisonnée quelque temps, peu après, pour motifs politiques. Cet engagement se répercute dans ses choix artistiques : si elle accepte de sculpter le premier buste de Marx, sur commande du parti ouvrier russe social-démocrate en 1905, elle leur refuse celui de Ferdinand Lassalle, au prétexte qu’il s’était trop compromis en pourparlers avec Bismarck. Elle ne sculptera jamais non plus Fiodor Chaliapine, coupable à ses yeux d’avoir « rampé devant le tsar », alors que l’artiste était habituellement un bon client pour les artistes[41]. Il est donc paradoxal de constater que celles qu’on peut considérer comme les deux sculptrices majeures de l’avant-révolution aient été parmi les moins avantagées a priori aux portes du difficile monde de la sculpture en Russie. Une roturière juive lituanienne de la petite bourgeoisie, et une révolutionnaire pauvre issue de maraîchers vieux-croyants, voilà qui contraste singulièrement avec les autres femmes sculpteurs, notamment lorsqu’elles sont issues du milieu académique, comme nous l’avons vu plus haut.

Des représentantes de traditions antagonistes

Mais ces deux femmes représentent aussi deux facettes très différentes de la sculpture russe de la période, notamment si l’on observe leur carrière à l’aune des expositions artistiques auxquelles elles ont participé. L’une est un pur produit de l’école académique pétersbourgeoise : sur les 99 œuvres que Maria Dillon présente dans les différentes expositions artistiques au long de sa carrière, c’est-à-dire de 1884 à 1917, les trois-quarts sont montrés dans la capitale impériale, essentiellement lors des expositions annuelles de l’Académie impériale des arts, puis, parallèlement à partir de 1891, dans le cadre des expositions de la Société des artistes de Saint-Pétersbourg : c’est cette dernière qui lui permet d’exposer ses œuvres à Moscou, en 1891, mais aussi à Kiev en 1894 et à Kharkov en 1895, tout en restant dans un cadre très pétersbourgo-centré. Elle ne quitte son atelier de l’île Vassilevsky que pour aller surveiller la réalisation en marbre de quelques-unes de ses œuvres en Italie en 1898 et 1899[42]. Son art ne se distingue pas de l’art académique tardif, qui peut être rapproché des sculpteurs de cette tendance comme Amandus Adamson, qui exposait quasiment dans le même cadre, ou même, parfois, le professeur de l’Académie Ilia Guintsbourg. De la Petite fille après la baignade (1886) à l’Idylle (1917) en passant par la Turque de 1894 ou la pouchkinienne Tatiana de 1896, le cadre des sujets ne s’étoffe guère et reste largement confiné au sujet de genre ou à l’anecdote littéraire.

La position de Goloubkina dans le monde des expositions est sensiblement différente. Tout d’abord, elle commence à exposer bien plus tard que sa consœur, seulement en 1898, après son voyage à Paris, et bien après avoir quitté l’École de peinture, sculpture et architecture de Moscou et l’Académie impériale des arts. Elle est bien plus centrée sur Moscou, où elle montre plus de la moitié des 59 œuvres qu’elle consent à exposer dans un cadre collectif avant la révolution. Refusant par principe, et par esprit de liberté et d’indépendance, toute affiliation à un groupe artistique particulier, elle expose dans différents cadres parfois d’obédience opposées, que ce soit à la Confrérie des artistes moscovites, la Société des amateurs d’art de Moscou, le Salon artistique de Moscou, l’Union des artistes russes (ce qui lui vaut de montrer ses œuvres à Kiev en 1912 et 1913), ou encore à l’exposition du Monde de l’art, à Saint-Pétersbourg, dans les murs mêmes de cette Académie méprisée. Le rapport que l’artiste entretenait avec l’idée même d’exposition n’est pas dénué d’ambiguïté. Elle en refusait l’aspect purement commercial qui, selon elle, était trop éloigné des buts primordiaux de l’art. Et en même temps, elle n’était pas sans illusion, comme en témoigne une de ses lettres de 1914 :

Vous savez pourquoi je veux organiser une exposition ? Pour me libérer de ma peur de manquer d’argent et ma peur de Blumenthal [son propriétaire]. À chaque minute il peut pour toujours me cacher comme artiste, parce que si je suis obligée d’enlever mes œuvres à cause du manque d’argent ou de Blumenthal, alors elles ne seront plus jamais visibles de mon vivant. Je le sais. Et voilà, je veux les montrer avant qu’on les cache. Qu’on sache que c’étaient mes œuvres. En montrant mes œuvres, je serai libérée de la peur qu’elles ne périssent inconnues de tous. Je suis certaine que si je ne les montre pas, on les découvrira peut-être comme des trouvailles, et peut-être même qu’on ne les découvrira pas du tout. Et c’est comme si mes œuvres étaient une partie de moi-même, je ne veux pas qu’une méchante quelconque se les attribue, mais un homme bon ne peut faire cela. En fait, pour le dire ainsi, je veux les assurer comme les miennes par l’exposition[43].

C’est peut-être ce rapport torturé au marché de l’art qui la pousse à exposer, finalement, moins fréquemment que sa production ne le lui aurait sans doute permis, mais qui, aussi, l’incite à organiser autour d’elle une exposition personnelle, près de vingt ans après son émancipation créatrice. Ce sera un grand succès, le plus grand de sa vie, et il a lieu à la fin de l’année 1914 pour se prolonger au début de 1915, en faisant sans doute l’unique grande manifestation artistique consacrée à une femme ayant connu un tel retentissement avant la révolution. Onze mille visiteurs et 5 000 roubles de recettes[44], c’est une grande réussite personnelle pour Goloubkina, qui donne tout l’argent des bénéfices au profit des blessés de la guerre, puisque son exposition se posait comme une bonne œuvre en leur faveur : moyen, sans doute, de satisfaire le cas de conscience de l’artiste face à la pratique même de l’exposition. Ultime pied de nez aux amateurs d’art, elle refuse de vendre quoi que ce soit parmi les œuvres exposées, alors même que, par exemple, Igor Grabar, alors directeur de la Galerie Tretiakov à Moscou, lui propose d’en acquérir certaines : par fierté, elle ne veut rien vendre à moins de 2 500 ou 3 000 roubles, prix très élevés pour l’époque. Ses œuvres restent ainsi en sa possession, et entreposées dans son atelier, jusqu’aux années 1920[45]. Point n’est besoin, ici, de rappeler l’immense talent de Goloubkina et la profondeur, la diversité de sa production, qui, nourrie au tournant du siècle de l’influence déterminante de Rodin, s’en émancipe dans un parcours créateur polymorphe, du symbolisme au retour à un certain « classicisme », des sujets politiques comme le buste de Marx aux inspirations éminemment poétiques, du travail de modelage du bronze à la maîtrise de la taille directe sur bois ou l’amour du marbre. Sa liberté se ressent d’ailleurs dans les titres qu’elle donne en pâture au public pour les livrets des expositions où elle donne ses œuvres à voir : « sans titre », « figure », « étude » sont les mots qui y reviennent le plus souvent, comme pour marquer sa différence avec les artistes trop prisonniers de leurs sujets au sein d’une sculpture de genre trop confinée à l’académisme ou l’ambulantisme, devenu conservateur dans les premières années du nouveau siècle.

La situation des femmes en Russie dans le milieu de la sculpture est donc pleine d’ambiguïtés. Acceptées relativement tôt dans les grands lieux de la formation professionnelle, ainsi que dans les expositions les plus importantes de l’époque, les femmes ne se précipitent pas autant sur une carrière artistique, dont elles savent toute la difficulté, même si cette dernière ne semble pas propre à leur sexe. Si Maria Dillon ne peut, pour cette raison, prétendre aux plus hautes distinctions de l’Académie, elle est cependant acceptée sans problème dans les grandes expositions officielles et mondaines de Saint-Pétersbourg, et devient un des artistes les plus prolifiques, parmi l’ensemble des sculpteurs qui présentent leurs œuvres aux expositions artistiques de la période pré-révolutionnaire. C’est un exemple, sans doute le plus fameux, des femmes sculpteurs qui réussissent une carrière dans les cadres fixés par l’Académie, suscitant sans aucun doute des émules, puisque la part des femmes dans les expositions semble croître au fil des années. Et ce n’est pas un des moindres paradoxes que de voir que les deux femmes dont le talent est alors le mieux reconnu sont issues des milieux socio-économiques les moins favorisés, si on les compare, du moins, à leurs consœurs de l’Académie ou de l’École de Moscou : une fille de marchand juif et une paysanne de Zaraïsk qui continue de travailler la terre tout au long de sa carrière ! Enfin, sans parler d’augmentation exponentielle de la part des femmes dans les effectifs des sculpteurs, et des producteurs d’œuvres de grande envergure, on est en droit de se demander dans quelle mesure la révolution de 1917 et les réorganisations artistiques fondamentales qu’elle a engendrées ont permis aux femmes créatrices d’accéder à une plus grande part en général dans l’art soviétique : et si l’on a en tête l’exemple de Vera Moukhina, la créatrice de ce qui est sans doute devenu la sculpture soviétique la plus fameuse et la plus symbolique, Ouvrier et kolkhozienne, et également un aperçu du nombre de femmes qui figurent dans les registres des institutions héritières de l’Académie impériale des arts, on se dit que les changements amorcés au tournant du siècle ont connu une importante confirmation par la suite.


Notes :

[1]. Dans l’état actuel d’avancement de ce travail, il n’a été possible pour le moment que de consulter les archives de l’Académie des Beaux-Arts. La liste de ses élèves peut être considérée comme complète. Malheureusement, il n’en est pas de même pour les archives des autres institutions, pour lesquelles on s’est contenté, pour le moment, de sources de seconde main, évidemment fort lacunaires, d’où l’insistance qui sera portée sur l’Académie.

[2]. La Citoyenne, 20 février 1880, cité dans Sauer Marina, L’Entrée des femmes à l’école des Beaux-Arts, énsb-a, (Beaux-Arts histoire), Paris, 1991, page 7.

[3]. Mariâ Dillon 1858-1932 k 150-letiû so dnâ roždeniâ, Saint-Pétersbourg, Palace Editions (Russkij muzej), 2009, p. 70 [Maria Dillon 1858-1932 pour le 150e anniversaire de sa naissance].

[4]. РГИА, Ф. 789, оп. 11 (1884), д. 112, л. 7.

[5]. Paramonov Anatolij, Nadežda Vasilʹevna Krandievskaâ, Moscou, Sovetskij Hudožnik, 1969, p. 15. Cependant, cette affirmation doit être tempérée par le fait que, par exemple, Goloubkina intègre la classe de sculpture de cette école quelques années auparavant, certes sur faveur du professeur de sculpture Volnoukhine qui avait été frappé par son talent.

[6]. РГИА, Ф. 789, оп. 10 (1878), д. 141, л. 26

[7]. РГИА, Ф. 789, оп. 13 (1906), д. 116, л. 11.

[8]. РГИА, Ф. 789, оп. 11, д. 1028 (1906).

[9]. Les archives de cette école n’ont pas encore été consultées : elles permettraient d’arriver à un chiffrage sans doute plus rigoureux, même si les grands équilibres évoqués n’en seraient sans doute pas fondamentalement changés.

[10]. En plus de Goloubkina y furent admises Brousketti, Golinevitch, Golitsynskaïa, Goubina, Konstantinova, Nikiforova-Kipritchnikova, Krandievskaïa, Ryndziounskaïa. Pour les sources, voir : Paramonov Anatolij, Nadežda Vasilʹevna Krandievskaâ, Sovetskij Hudožnik, Moscou, 1969 ; Šatskih Aleksandra, Problemy tvorčeskih vzaimosvâzej russkoj i francuzskoj skulptury konca 19 - načala 20 veka, thèse de doctorat en histoire de l’art, Moscou, Université Lomonossov, 1986 [Les Problèmes des relations artistiques de la sculpture russe et française de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle].

[11]. Šatskih, Ibid.

[12]. Vera Muhina, 1889-1953, Moscou, Palace Editions - Musée national russe, 2009.

[13]. Mariâ Dillon 1858-1932 k 150-letiû so dnâ roždeniâ, Saint-Pétersbourg, Palace Editions (Russkij muzej), 2009, p. 84 [Maria Dillon 1858-1932 pour le 150e anniversaire de sa naissance].

[14]. РГИА, Ф. 789, оп. 12 (1900), д. 103, л. 2.

[15]. РГИА, Ф. 789, оп. 11 (1885), д. 54, л. 7.

[16]. РГИА, Ф. 789, оп. 13 (1912), д. 120, л. 4.

[17]. РГИА, Ф. 789, оп. 10 (1878), д. 37, л. 1.

[18]. РГИА, Ф. 789, оп. 11 (1884), д. 112, л. 1.

[19]. РГИА, Ф. 789, оп. 13 (1906), д. 116, л. 2.

[20]. РГИА, Ф. 789, оп. 13 (1911), д. 10, л. 2.

[21]. РГИА, Ф. 789, оп. 12 (1903), д. 35, л. 2.

[22]. Paramonov, Ibid., p. 13.

[23]. Ternovec, Boris, Sarra Lebedeva, Moscou-Léningrad, Gosudarstvennoe izdatel’stvo (Iskusstvo), 1940.

[24]. РГИА, Ф. 789, оп. 8 (1873), д. 40, л. 1.

[25]. Il s’agit en réalité du nombre de fois qu’un artiste expose une œuvre dans une exposition, ce qui signifie qu’une même œuvre montrée à plusieurs expositions comptera plusieurs fois au total. On procédera ainsi pour les autres décomptes.

[26]. Les sculpteurs exposent souvent dans plusieurs expositions, d’où le total non additif.

[27]. On y a inclus, par exemple, les bustes de femmes, les représentations de saintes, les personnages féminins, les représentations d’enfants.

[28]. Krivdina Ol’ga et Tycinin Boris, Skulʹptura i skulʹptory Sankt-Peterburga 1703-2007, Saint-Pétersbourg, Logos, 2007 [La Sculpture et les sculpteurs de Saint-Pétersbourg,1703-2007].

[29]. Rivière Anne, « Un substitut de l’art monumental pour les sculptrices : la sculpture funéraire (1814-1914) », in La Sculpture au XIXe siècle, mélanges pour Anne Pingeot, Paris, Nicolas Chaudun, 2008, p. 422-429.

[30]. Sokol’ Kirill, Monumentalʹnye pamâtniki rossijsko imperii. Katalog. Katalog, Moscou, Vagrius plius, 2006 [Les Monuments commémoratifs de l’empire russe. Catalogue].

[31]. Kobak Aleksandr et Pirutko Ûrij, Istoričeskie kladbiŝa Sankt-Peterburga, Moscou - Saint-Pétersbourg, Tsentropoligraf, 2009 [Les Cimetières historiques de Saint-Pétersbourg].

[32]. Šatskih, op. cit., p. 154.

[33]. РГИА, Ф. 789, оп. 10 (1878), д. 141, л. 9.

[34]. Rozanov Vassili, Sredi hudožnikov, Moscou, Respublika, 1994 [Parmi les artistes], p. 339.

[35]. Golubkina Anna, Pisʹma. Neskolʹko slov o remesle skulʹptora. Vospominaniâ sovremennikov, Moscou, Sovetskij hudožnik, 1983, p. 21 [Lettres. Quelques mots sur le métier de sculpteur. Souvenirs de ses contemporains].

[36]. Frederickson Kristen, « Anna Semyonovna Golubkina : Sculptor of Russian Modernism », in Woman’s Art Journal, vol. 18, n°1 (Spring-Summer, 1997), p. 14-19 (publié par Woman’s Art, Inc. Stable URL : http://www.jstor.org/stable/1358675).

[37]. Par exemple, une bourse de 200 roubles pour soutenir ses œuvres réalisées à Paris, cf. Golubkina, Ibid., p. 38.

[38]. Kamenskij Aleksandr Abramovitch, Anna Golubkina : ličnostʹ, èpoha, skulʹptura, Moscou, Izobrazitel’noe iskusstvo, 1990, p. 205 [Anna Goloubkina : personnalité, époque, sculpture].

[39]. РГИА, Ф. 789, оп. 10 (1878), д. 141, л. 5.

[40]. Question particulièrement étudiée par Olga Kalougina dans sa thèse publiée en 2006 : Kalugina Ol’ga, Skulʹptor Anna Golubkina, opyt kompleksnogo issledovaniâ tvorčeskoj sudʹby, Moscou, Éditions Galart, 2006 [Le Sculpteur Anna Goloubkina, essai d’étude complexe d’un destin artistique], p. 42-47.

[41]. Kalugina, ibid., p. 30.

[42]. Rytikova V. V., « Kamin "Probuždenie vesny" skulʹptora M. L. Dillon (k istorii dekorativnoj plastiki pozdnego akademizma) » [« La cheminée ‘‘L’Éveil du printemps’’ du sculpteur M. L. Dillon. Pour une histoire de la plastique décorative de l’académisme tardif »], in Russkoe iskusstvo novogo vremeni, Issledovaniâ i materialy [L’Art russe du temps nouveau, études et matériaux], Moscou, Pamâtniki istoričeskoj mysli, 2006, p. 259-260.

[43]. Golubkina, op. cit., p. 88-89 (lettre de novembre 1914).

[44]. Id., p. 90 (lettre à Kondratiev du 15 février 1915).

[45]. Kamenskij, op. cit., p. 217.

Pour citer cet article


Nicolas Laurent, « Être femme et sculpteur en Russie (1870-1917) », Les femmes créatrices en Russie, du XVIIIe siècle à la fin de l’âge d’Argent, journée d’études organisée à l’ENS de Lyon par Isabelle Desprès et Evelyne Enderlein, le 9 novembre 2012. [En ligne], ENS de Lyon, mis en ligne le 11 novembre 2013. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article371